Vibeke Tandberg On connaissait de Vibeke Tandberg la série Living Together (1996), qui montrait l’artiste dans ce qui était en apparence de banales photographies de famille, aux côtés de celle qu’on pouvait imaginer être sa sœur, une amie ou sa compagne, en tout cas un double troublant dont la ressemblance physique avec l’artiste était manifeste. Bien que ces images aient tous les dehors de l’authenticité, il s’agissait là de manipulations par ordinateur : Vibeke avait pris la pause par deux fois, changeant de position et de vêtements, orchestrant elle-même la mise en scène et la prise de vue. Pour Dad (2000), elle mixe cette fois son propre visage et celui de son père, dont elle porte par ailleurs les vêtements. Posant dans un intérieur petit bourgeois, qu’on devine être celui de ses parents, elle apparaît ainsi sur six photographies, dans les habits trop grands d’un homme, le visage à chaque fois sensiblement différent, étrange et inquiétant mélange de vieillesse et de juvénilité androgyne. Dans la série Jumping Dad (2000), toujours vêtue des vêtements paternels, elle se photographie, sans manipulation, en train de sauter sur le lit de son père. La situation nous rappelle les expériences plus ou moins taboues de notre enfance, l’accès à la chambre des parents et les sauts de joie sur un lit habituellement inaccessible, mais ces images-là sont dénuées de toute impression de bonheur enfantin ; elles apparaissent plutôt comme des performances résolument adultes, des compulsions un peu “ tordues ”, pas très saines, comme s’il s’agissait, dans un geste vengeur, de libérer le corps du poids des générations.
Si nombre d’artistes ont déjà exploré les possibilités du photomontage et du travestissement, le travail de Vibeke Tandberg tire sa singularité et sa force de l’exploration presque maniaque de pulsions archaïques parfaitement reconnaissables. Le fait que l’artiste soit une enfant adoptée par un couple qui allait divorcer et dont la mère se remariera est sans doute sur ce point déterminant : qu’elle travaille sur le double, sur la multiplication des figures de sa propre subjectivité ou sur le mélange générationnel, Vibeke Tandberg “ corrige son existence ”, donnant une illustration plastique de ce que Freud appela le “ roman familial ”. Fruit d’une activité fantasmatique courante chez l’enfant qui a besoin d’appréhender, par leur séparation, la différence des sexes, le processus, schématiquement, amène l’enfant à douter de l’authenticité de son père, à en construire un autre fantasmatique, se donnant par là accès à la possibilité d’un inceste avec ses frères et soeurs éventuels. L’enfant reconstruit l’histoire de sa famille et, d’une certaine manière, recrée ses propres parents, leur empruntant des traits qu’il va reporter sur les parents fictifs. Tandberg réécrit ainsi son histoire, expérimentant ce qui aurait pu être, et qui n’a pas été (sa ressemblance avec son père et l’existence d’une sœur, notamment). Ses reconfigurations familiales tiennent moins de l’invention et de la fiction que de l’altération, de la correction de la réalité.
Il en va de même dans la vidéo Taxi Driver Too (2000) : dans un New York nocturne et brumeux, Tandberg, alias Robert de Niro, alias Travis (personnage du film de Martin Scorsese dans Taxi Driver, 1976), est au volant d’un taxi, l’allure masculine, le regard vide. Elle ère dans la ville, sans jamais s’arrêter pour prendre d’éventuels clients. La bande-son (composée par Bernhard Herrmann), lancinante et triste, est celle du film original, et correspond au moment où Travis semble perdre la raison et être sur le point de se lancer dans le carnage. L’atmosphère est tendue, Tandberg arbore par moments un sourire pour le moins étrange, un sourire presque malade, inexplicable. Et pourtant, rien n’arrive : on la voit s’arrêter pour fumer une cigarette, regarder impassible une scène d’arrestation ; et la ville endormie continue de défiler sous ses yeux. Il ne s’agit pas d’un remake : Tandberg n’a pas reconstruit le film en détail, pas plus qu’elle n’a effacé sa propre personnalité ; tout juste prend-elle l’allure et les attitudes d’un chauffeur de taxi, solitaire et taciturne, en attente d’on ne sait quoi. Car Taxi Driver Too est avant tout un acte d’appropriation. Comme pour nombre d’artistes de sa génération, familiers du cinéma presque autant que de la télévision, la fiction représente pour Tandberg une référence presque aussi personnelle que l’expérience quotidienne. Certaines scènes cinématographiques font partie de la mémoire collective pour ceux qui ont grandi avec les images, et il n’est pas étonnant dès lors de voir des artistes s’en emparer, les mixer à leur goût, et en faire les matériaux de leurs travaux. Le sourire sardonique affiché par intermittence est comme une allusion discrète à la folie du modèle, une réinterprétation sibylline, un subtil signe de reconnaissance ; mais l’écho à l’œuvre originale s’arrête là. Le film, qui ne dure d’ailleurs que huit minutes, n’est pas construit sur le mode diégétique : il apparaît comme un moment inassignable, comme une menace sourde, en suspens, entre le souvenir et la rêverie.
Le travestissement semble relever chez Tandberg d’une nécessité profonde. Avant elle, depuis Duchamp, nombre d’artistes, hommes ou femmes, ont travaillé sur l’identité sexuelle, sur les clichés et les archétypes liés aux genres, brouillant bien souvent les pistes, glissant d’une identité à l’autre (que l’on pense à Cahun, Molinier, Warhol, Journiac, Sherman, parmi tant d’autres). Ce qui isole néanmoins les travaux de Tandberg de cette lignée prestigieuse, outre qu’elle s’intéresse visiblement peu aux codes sociologiques, c’est qu’elle semble davantage s’interroger sur ce qui, de l’environnement ou de la biologie, détermine le plus l’identité ; sur les possibilités d’échapper à cette détermination. Est-ce que je me rapproche de mon père quand je porte ses habits ? Me reste-t-il quelque chose d’une petite fille lorsque, déguisée, je saute sur le lit de mon père ? La filiation me laisse-t-elle une part de liberté ? Le fait d’adopter la pause d’un chauffeur de taxi psychopathe fait-il de moi une psychopathe en puissance ? Ce qui répond donc à une nécessité intérieure donne à l’œuvre de Tandberg un réel pouvoir de fascination ; ce qui pourrait ne tenir que du bidouillage numérique, ce qui encore pourrait relever du remake postmoderne, parvient à diffuser un trouble émotionnel, inexplicable et entêtant.
Galerie Yvon Lambert
Paris
9 septembre - 28 octobre 2000
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