Présentation     Artistes & Collectifs     événements & Expositions     Pédagogie & Communication     Boutique     Liens  
Emilie Renard index

S’il y a un sens du réel, il doit y avoir aussi un sens du possible


"S’il y a un sens du réel, il doit y avoir aussi un sens du possible", Nous nous sommes tant aimés, énsb-a, Paris, 1999 * (texte sur DEMEURS, une vidéo de Boris Achour)

"S'il y a un sens du réel, il doit y avoir aussi un sens du possible." (1)

Lentement, le corps de l'homme se redresse. Il se tient debout. Puis il est à nouveau étendu au sol. La scène recommence. Un raccord manque entre les images du corps debout et du corps gisant. La chute de l'homme est inversée. Située à la place du raccord éclipsé, elle est invisible et c'est pourtant elle qui est filmée. La succession immédiate des deux positions du corps concentre la violence de la chute dans cette rupture. Au fond d'un magasin de surgelés, un homme passe d'un état à un autre.

L'entropie, en thermodynamique, est une fonction qui détermine l'état de désordre d'un système. C'est un processus inéluctable de perte d'énergie. Dans la chambre froide, la congélation des organismes cristallise l'évolution naturelle du vivant et les maintient dans un état quasi stationnaire. C'est une mécanique de résistance des corps à leur dégradation. La congélation participe d'un "stoppage momentané de l'entropie" comme il est écrit sur une carte de visite parmi quelques unes des capacités d'action de Boris Achour sur le monde. L'entropie naturelle du corps d'abord mise en scène est ensuite contrainte par la vidéo qui la nie. L'image inversée de la chute d'un corps est alors celle d'une néguentropie. Son ascension conserve l'énergie et les qualités dynamiques de la chute : le corps est soulevé, comme aspiré dans un mouvement immatériel. La séquence muette dure une trentaine de secondes, bien plus que le temps réel de la chute. La remontée s'étire anormalement et se décompose. Coupée de son environnement sonore, la scène ne correspond plus à aucun temps de l'expérience sensible. Et alors que le magasin résiste à toute variation du temps – à la boucle, au ralenti et à l'inversion – le corps de l'homme est la seule forme mobile dans le déco figé des congélateurs. L'organisation interne de la séquence est irréelle et ni l'entropie contrariée du corps, ni sa résurrection n'entrent dans aucun possible. La néguentropie est une image forcée par la vidéo.

Le titre de la vidéo : DEMEURS est un verbe qui n'existe ni dans le langage, ni dans les lois de la physique. Il pose là un impératif et sa force performative est malgré tout démontrée par le trucage de son possible avènement. En donnant une forme au verbe, la vidéo rend possible l'illusion. DEMEURS montre à la fois l'impossibilité du verbe à exister et son autonomie. L'existence visuelle lui suffit. Au montage, la scène néguentrope déjà illogique, prend une forme irréaliste. Les moyens techniques de l'illusion interviennent de façon visible dans l'ordre de la réalité et le spectateur peut ainsi resituer la construction. Les incohérences visuelles du mouvement contiennent l'histoire de son trucage. La chute contrariée du corps l'assimile et organise l'illusion. Ainsi, la chute du corps combinée avec l'effet de la vidéo répond, dans l'ordre du visuel, à l'impératif DEMEURS. Comme le mouvement surnaturel d'envol, sans début ni fin, est abstrait d'aucune continuité, la boucle de la bande est anti-narrative. Aussi, la séquence n'a pas d'évolution possible : elle est une forme d'irrésolution face à l'entropie du corps infiniment répétée à l'identique, la scène empêche toute linéarité au profit d'un processus cyclique. Mais pendant la projection, le spectateur, lui, accumule l'expérience d'une mémoire visuelle. Là où rien ne se répète, une spirale se constitue : la même scène déjà vue s'ajoute à la suivante et construit une fiction visuelle.

La scène, par une organisation fictive, exclut tout sens du réel. Mais le spectateur qui a stoppé sa marche dans la salle, est pris dans le dispositif de la projection et entre dans l'image truquée. Contraint à rester debout, il se trouve face à une image aux dimensions du mur et regarde un homme qui se dresse. Il se rend finalement à l'évidence d'une possible néguentropie. L'homme est projeté à l'échelle un qu'il partage avec celle du spectateur et l'immersion du regard dans des dimensions humaines est leur seul lieu de partage. La vidéo descend jusqu'au sol, elle installe ainsi un rapport direct avec la pose du spectateur. Le dispositif implique donc de recevoir la scène non seulement comme une fiction visuelle mais aussi comme une expérience corporelle. Le poids du corps s'attarde à la vue d'un envol fictif jusqu'à ce qu'il éprouve sa présence devant l'écran. Puisque la répétition supprime toute durée propre à la projection, le spectateur décide de son interruption, c'est à ce moment là qu'il choisit son rapport à l'hermétisme de la scène et qu'il peut sortir du cycle.

Le spectateur, s'il acquiesce à l'irréalité de la scène, regarde l'échec réel de l'envol ou veut bien croire en l'image d'une ascension. Quelque chose s'est passé, une autre est possible. Le mouvement ne s'arrête sur aucun état du corps : à chaque fois, l'homme "remeurt" ou bien "renaît". Le corps oscille et recommence car son mouvement ne choisit pas.

Emilie Renard, novembre 1999

(1) Robert Musil, L'homme sans qualités



Haut de page
ici