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Recomposer le réel ou la nature hors-sol


Entretiens avec Alain Bernardini et Jean-Luc Bichaud

Alain Bernardini et Jean-Luc Bichaud entretiennent des rapports très étroits avec les jardins. L’un, tel un guetteur, observe la vie de parcs municipaux. L’autre, véritable jardinier, élabore des installations avec des plantes, fleurs et/ou poissons rouges. Ils transportent la nature dans l’espace d’exposition. Deux manières singulières de faire des paysages qui partagent plus d’un point commun.

ALAIN BERNARDINI

Parpaings : Quel est le protocole de travail mis en place ? Alain Bernardini : Je me rends régulièrement depuis de nombreuses années, une fois par semaine quand tout va bien, dans 7 parcs municipaux environ, dans la banlieue nord-est de Paris.
J'ai décidé, dès le début ou presque, de ne rien inventer : ni situation ni événement lié au parc municipal. J'ai donc besoin de nombreux éléments qui me permettent d'accéder à la dimension d'imagination sans avoir recours à un quelconque artifice (en tout cas en ce qui concerne les documents d'origines). J'accumule donc des enregistrements effectués sur place pendant ces visites répétées. Il s'agit de notes écrites, de photographies et depuis 1996 de vidéo. L'image numérique a aussi fait son apparition depuis 1 an environ. De ce fait, j'augmente d'année en année mes banques de données : des centaines de pages de notes, réécrites ensuite sous forme de dizaines d'histoires, des classeurs numérotés remplis de diapositives, des dizaines d'heures de rush vidéos et, plus récemment, des dossiers contenant des fichiers numériques. Pour les sujets, j'enregistre tout ce que je vois, bien que depuis 4 ans je me concentre plus sur l'activité des jardiniers.

Parpaings : À partir de ce territoire d’observation qui est le tien depuis de nombreuses années déjà, unique, très personnel et presque obsessionnel, comment élabores-tu tes expositions en général et celle de Brétigny en particulier ?
Alain Bernardini : Selon le lieu ou le support, je me pose toujours la question du comment encore dire autrement, comment raconter une nouvelle fois, comment montrer ces éléments de façon à ce qu'ils s'imbriquent comme les différents chapitres d'un livre, ou les différents plans d'un film.
Puis, étant donné le mode d’élaboration de mon travail, il s’agit d'éviter l'anecdotique. Tout en partant d'un univers très personnel, que je déplace comme un monde dans une valise, je dois trouver des connexions universelles. Quand j'expose à l'étranger et que l'on me donne du temps, j'aime télescoper des documents enregistrés dans la ville d'exposition avec ceux qui sont ramenés des parcs. Effectuer un montage particulier qui incite le spectateur à créer sa propre fiction.
À Brétigny, les 7 camions rangés serrés les uns contre les autres, moteur tournant, face au CAC, ont été prêtés par une entreprise située tout près du Centre. Ceux-ci valaient bien ceux qui roulaient autour des parcs mais représentés à l'intérieur du lieu sur les vidéos. De même pour les 7 tondeuses, prêtées par les jardiniers de la ville de Brétigny, appuyées contre le mur faisant face aux dessins. Ensuite il s'agissait de placer les images fixes, vidéos sur télé ou projetée en pensant à la configuration du Centre d'art de Brétigny.

Parpaings : Tu collectes des données “ brutes ” que tu agences, combinent. Dans quel(s) but(s) ? tentative d’épuisement d’un lieu ? constitution d’un inventaire mouvant ? recomposition et appropriation du réel ?…
Alain Bernardini : En ce qui concerne l'épuisement, d'autres s'y sont attaché et ils ont fait ça très bien. Non, il s'agit plutôt de se donner toutes les possibilités pour avoir des éléments de montage. Plus les banques de données sont riches plus je peux m'avancer dans une structure, à chaque fois renouvelée, de montage, d'organisations de phrases, d'images, de séquences. Recomposition du réel me plaît bien. Déstructurer la réalité, fragmenter le réel pour le redire, le remonter, ne pas répéter.

Parpaings : Tu mets en place des stratégies qui font basculer le réel vers la fiction ou plutôt qui font surgir la fiction au creux du réel. Quelle sont-elles ?
Alain Bernardini : La patience. Ou plutôt la faculté de ne rien attendre. Etre capable de bouffer l'ennui, de passer du temps avec un arbre qui ne bouge pas, une voiture garée, des jardiniers qui bâillent. Et surtout se taire, ne pas être trop bavard. Laisser les choses arriver et être là, le plus souvent possible. Forcément par hasard, ça arrive. Les apparences sont trompeuses. Un semblant de rien à côté d'un autre semblant de rien c'est cinématographique. Vivre, observer le non-événement. Passer du temps, laisser le temps passer.

Parpaings : Je suis frappé par ce double mouvement d’immersion dans le réel et de mise à distance.
Alain Bernardini : J'ai besoin d'être dedans pour essayer de comprendre ce qui arrive à la réalité, cette part de fiction détaillée précédemment ; mais c'est aussi cette immersion dans le réel qui fait que je suis digéré, adopté par cette réalité comme absent pour que les choses puissent se passer comme si de rien n'était. Je disparais pour mieux recevoir les informations, je me fais oublier, je ne me donne pas à voir en étant devant le déroulement du réel. Ensuite mon souci est de mettre en scène ces enregistrements du réel. Ces documents ne doivent pas rester des documents, mais basculer dans la représentation. Pour cela je dois trouver la distance nécessaire qui permettra le point d'impact entre réalité et fiction, aussi infra mince qu'elle soit dans certains cas, tant pour les vidéos que pour les images fixes. Ce n'est pas l'expérience de cette réalité que je désire partager mais bien son devenir, sa mutation, une fois décontextualisée.

Parpaings : On a comparé ton activité à celle du peintre allant sur le motif. Qu’en penses-tu ?
Alain Bernardini : Les impressionnistes et d'autres, pour situer, sont sortis de l'atelier pour “ représenter ” le “ motif ”. J'enregistre le motif tel qu'il se présente. Une part de la représentation se situe, je l'avoue, dans le cadrage et la sélection des motifs enregistrés sur place. Le parc est un premier atelier, la suite se fait à la maison et le final dans les expositions. La durée, le temps d'enregistrement et l'interprétation sur place du motif par le peintre sont particuliers à son travail.

Parpaings : Tu parles souvent de “ re-présentation ”, peux-tu préciser.
Alain Bernardini : La représentation en un seul mot, c'est utiliser un moyen, un sens, une image ou un filtre pour donner à voir au public la chose, l'idée, le concept mis en forme. La re-présentation c'est présenter une nouvelle fois, comme un clone de la réalité, mais ce n'est pas “ l'original ”. L'exemple des tondeuses ou des camions ou quand je déplace une autre machine. Ce n'est pas une sculpture ni un ready-made, c'est la chose présentée une autre fois, je ne veux pas lui donner un statut d'œuvre d'art, mais la rendre visible, la fictionaliser. Idem pour les images, la représentation se situe dans le dispositif, les télés, l'installation, la projection. Mais insister sur la re-présentation de ces images, c'est indiquer que l'événement en présentation dans le réel est chargé de fiction avant d'être enregistré. Tout est théâtralisé.

JEAN-LUC BICHAUD Parpaings : Pour la galerie Edouard Manet de Gennevilliers et pour Art Grandeur Nature, tu prépares des projets spécifiques qui découlent de ton intervention à la Grande Serre de la Villette cet été. Quels sont-ils et comment les as tu élaborés ?
Jean-Luc Bichaud : Les deux installations qui vont être montrées à Gennevilliers et au Parc de la Courneuve font partie d'une série de travaux intitulée Arrangement. Il s'agit d'une tentative de rapprochement, de juxtaposition plutôt que de greffe, de deux ou plusieurs éléments qui, dans des conditions naturelles, ne peuvent coexister. En ce sens, il faut trouver des solutions, créer des situations particulières pour rendre possible visuellement et de façon viable cette cohabitation forcée. L'installation dans la Serre de la Cité des Sciences (Arrangement n°8, Poisson-vole, mars-septembre 2001) permettait à une cinquantaine de poissons rouges de vivre dans un labyrinthe circulant au dessus de la tête des visiteurs, surplombant les semis, traversant les bacs de plantes maraîchères, enjambant les différentes allées pour disparaître dans la végétation des murs de verdure. Les deux installations à venir continuent à explorer cette idée de “ nature hors-sol ” : ce terme fait directement référence à la culture hors-sol, telle qu'on la pratique dans les serres de culture intensive, c'est à dire des modes de culture sans terre (les plantes sont irriguées avec une solution contenant les substances nutritives) et surélevées sur des tables ou suspendues pour faciliter la manutention). De même, les fermes aquatiques créées pour produire certains poissons, structures flottantes amarrées à des pontons ancrés au large permettant d'élever, de façon intensive et optimale (puisque protégées des prédateurs) tout en profitant du milieu existant (l'eau de mer) constituent-elles des sortes de “ hors-milieu ”, on devrait dire “ hors-mer ”. Les échanges entre les milieux artificiel et naturel s’y limitent au simple passage de l'eau, mais en aucun cas à la création d'une chaine alimentaire et donc à une interaction avec le milieu. Cette nature “ hors-sol ” ou “ hors-milieu ” est un sujet de questionnement dans mon travail. A la façon des emprunts de différentes origines qui constituent un collage, ces fragments, ou plutôt ces carottages de nature, m'intéressent comme objets autonomes, pouvant fonctionner en quasi-autarcie, comme supports ou parties constituante d'une installation. A Gennevilliers, toute l'installation sera suspendue (Arrangement n°14, Conduire) et mettra en concurrence des structures artificielles et proliférantes. Au parc de la Courneuve, des tubes habités par des poissons circuleront dans les arbres d'un sous-bois, près du lac (Arrangement n°13, Chat-perché).

Parpaings : Ton travail me semble de plus en plus se développer sous le signe du “ déplacement ” (déplacement des “ éléments ” constitutifs (plantes ou poisson) hors de leur milieu naturel, associations d’idées, déambulation du regardeur ) jusqu'à en faire un moteur.
Jean-Luc Bichaud : Le mot “ déplacement ” me rappelle la définition que Nicole Tuffelli donne du collage (Artstudio n°23) : “ Le principe du collage est d'assembler des éléments par nature hétérogènes pour constituer une œuvre. Plus que l'introduction du réel dans l'espace de la représentation, c'est le déplacement dans le champ artistique d'un ou des éléments provenant d'un autre champ, et leur association qui font collage. ”. Ce qui se déplace également (plus ou moins à notre insu d'ailleurs), c'est le point de vue (au sens propre et figuré) que l'on avait sur l'objet (plante, animal, etc.). Une situation créée spécifiquement dans un contexte plastique (et donc pour faire image) produit un “ parasitage ” visuel qui nous oblige à regarder les choses autrement. Certaines peuvent devenir presque inadmissibles, une fois sorties de l'anonymat propre à la banalité.

Parpaings : Le facteur “ temps ” aussi me paraît très important.
Jean-Luc Bichaud : Travaillant souvent avec du vivant, j'ai été immédiatement confronté aux contingences qui lui sont liées. Une plante est différente en hiver ou en été, elle grandit, grossit, se transforme. Le travail doit en tenir compte, peut en tirer parti. Dans une série de greffes sur des rosiers portant des noms célèbres, choisis précisément pour le prestige du nom qu'ils portent (“ Paul Gauguin ”, 1996 ; “ Paul Cézanne ”, 1996 ; “ Léonard de Vinci ”, 1997 etc.), l'idée de cycle est intrinsèquement liée au travail : les greffes de crayons faites sur les rosiers (qui sont substitués aux épines) ont une durée de vie limitée et sont naturellement rejetées par la plante au bout de quelques années. Le rosier retrouve alors son état et son statut antérieur. Le temps, envisagé comme un des médium de l’œuvre, implique un autre rapport à celle ci. Dans certaines installations qui comprennent des fleurs colorées artificiellement, il est nécessaire de revenir pour suivre leur mise à mort programmée ; certaines de ces installations ont des durées de vie très courtes, de quelques jours seulement. Des univers artificiels comme les “ Arrangements ” fonctionnent comme des microcosmes. Ils font image et servent à en produire, à chaque instant, différentes. C'est un spectacle en temps réel avec son lot d'artifices et de surprises ménagées.

Parpaings : Cette recomposition de la nature participe-t-elle d'interrogations poétiques, plastiques, et/ou écologiques, voire politiques ? Peut-être est-elle tout cela à la fois ?
Jean-Luc Bichaud : Il m'est difficile de dissocier de cette façon. Les interrogations sont liées, les différents champs communiquent. Un problème politique ou une question d'écologie peuvent être efficacement pointés en “ attaquant ” sous un autre angle, en “ transposant ” dans un autre champ. Cette distanciation, ce “ hors champ ” peuvent permettre de voir. La poésie, la philosophie et les arts plastiques ont en effet cette capacité de pouvoir aménager de petits belvédères sur le monde ; encore faut-il prendre le temps de s'y arrêter de temps en temps... J’aime assez cet extrait de Tout n'est pas dit de Philippe Jacottet : “ ...il faut évidemment accepter une condition préalable qui elle aussi est un défi à notre époque : celle de l'arrêt. Il faut suspendre un instant le tourbillon de l'action, le mouvement de notre hâte inquiète, assourdissante, s'immobiliser, et laisser s'ouvrir cette étrange promesse comme on voit s'ouvrir une graine. L'opposition de la poésie et des grands événements de notre temps, c'est peut-être le combat de la graine et du tonnerre. ”

Propos recueillis par Frank Lamy

Parpaings n°31, mars 2002



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