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Armer le Tableau


Soient des tableaux rectangulaires, plus hauts que larges, format figure. Sur ces tableaux, des grilles colorées. A l’huile. Irrégulières, manifestement peintes à main levée. Par dessus, le plus souvent, des interventions, des traînées, des marques, des traces, des événements picturaux.

En un même tableau sont réunis deux façons de faire, deux modes de penser : un quadrillage, qui recouvre, emplit, l’ordre, la raison en quelque sorte ; et puis l’aléatoire, le geste, le barbouillage, le chaos, l’irraisonné.

Situations paradoxales : alors que la raison désoriente la surface, c’est à la déraison qu’il échoit de donner un sens. Les tableaux, travaillés au sol, sont redressés, relevés et orientés par la configuration qui s’y déploie. La grille, traditionnellement, est associée à une mise à distance de l’émotivité, à une construction froide, alors que ce qui relève de la composition, du gestuel serait lié à l’intériorité, l’expressivité. Ici, la trame assume pleinement les égarements de la main, et les gestes, bien que chaotiques, sont maîtrisés, comme tétanisés. Les distinctions s’estompent.

Cette série de tableaux est peinte avec toutes les couleurs. Une première ligne est tracée, au pinceau, parallèle à un des bords de la toile. Puis une autre, et une autre encore… En changeant de couleur. Ainsi jusqu’à ce que le support en son entier soit recouvert. Entre les lignes, un espace de largeur équivalente est laissé vierge.

Le peintre s’autorise des retouches pour contrecarrer l’aspect composé qu’adopte parfois le hasard. L’aléatoire est contrôlé, rectifié. Revenir, reprendre.

Il ne faut chercher ni logique ni rigueur dans l’enchaînement de ces lignes. Il n’y en a aucune. Il ne s’agit pas de tourner autour de la toile, un côté après l’autre, régulièrement, dans un sens donné. Mais, de travailler rapidement, d’enchaîner les gestes, et les couleurs, sans réfléchir, presque en aveugle. De se laisser guider. Non pas pour épuiser les possibles manières de construire une grille, de répertorier tous les entrelacs, mais peut-être épuiser, éreinter la grille. S’éreinter.

Le format des tableaux est à l’échelle du peintre, à sa mesure. Bien que non monumentaux, leur étendue est telle que l’occupation de la surface ne se fait pas sans contraindre le corps. Juste ce qu’il faut. Les toiles sont un tout petit peu trop grandes pour que le peintre ne puisse pas être ailleurs qu’entièrement projeté dans son geste, celui de tirer des lignes. Il ne peut les tracer sans y penser, sans s’y appliquer. Il doit s’y consacrer.

La grille terminée, reprendre toutes les couleurs qui ont servi à la construire pour intervenir par dessus.

Ces interventions s’effectuent très rapidement, dans la foulée. Ce qui appelle quelques remarques.

La grille, non encore complètement sèche, est bien sûr altérée de ce qui est ajouté, par dessus. Les deux motifs ainsi se fondent. Et se contaminent mutuellement. En quelque sorte s’indissocient.

En même temps, mettre à plat et prendre le risque de la profondeur. Fatiguer, décortiquer, décomposer le tableau, l’entité tableau, et tirer parti de l’illusion suscitée, de l’espace qu’inévitablement les superpositions, les transparences installent.

Convoquer les signes, le code d’une certaine peinture moderniste, héroïque, pour les affaiblir. Pour une peinture du suspens, vacillante, proche de sa chute, de son effondrement. Et n’en pas esquiver les séductions.

Jouer de la maille. Dérivant du mot latin macula, le champ sémantique de la maille s’articule suivant deux axes qui, ici, se rejoignent. D’un côté : aussi bien les boucles, de quelque matière qu‘elles soient, dont l’entrelacement forme un tissu, un filet, un grillage, que les trous, ouvertures, formés par chaque maille. De l’autre : les mouchetures qui apparaissent sur le plumage de certains oiseaux lorsqu’ils deviennent adultes, ou les taies qui se forment sur la prunelle de l’œil, ou encore les taches qui précèdent le bourgeon à fruit chez certaines plantes. Le vide et/ou le plein. La marque qui survient.

Cette rapidité d’intervention a autre chose à nous dire, quelque chose qui renseigne sur la posture du peintre, ses doutes et questionnements, son appréhension du médium.

Il s’agit pour lui de ne pas se laisser de repos entre les deux opérations. Comme si la grille n’était qu’un échauffement. S’être échauffé ou bien plutôt s’être oublié, soi et ses inhibitions, ses censures. Un rituel de mise en condition. Pour pouvoir, après avoir contraint l’esprit, le corps, la main par cette action répétée de tracer des lignes, donner des coups de pinceaux.

La possibilité d’un geste engourdi se fonde sur une fatigue, un oubli. Et aussi sur une appropriation du champ pictural.

Dans cette perspective, tramer est essentiel. La grille arme le tableau.

Une grille est un assemblage à claire-voie de barreaux entrecroisés ou non, fermant une ouverture ou servant de séparation à l’intérieur d’un édifice, et, par analogie, un châssis formé de barres parallèles, ou bien une plaque ajourée, servant de support, de protection ou de filtre ; la grille désigne encore un carton à jours conventionnels pour la lecture des textes rédigés en langage chiffré, et un tableau présentant une organisation, une répartition chiffrée.

Armer signifie pourvoir d’armes, fournir des moyens de défense ou d’attaque, mais aussi équiper un navire de tout ce qui lui est nécessaire pour prendre la mer, ou bien garnir d’une sorte d’armure (de maille) ou d’armature, et encore mettre dans la position de l’armé, enclencher, tendre le ressort d’un mécanisme de déclenchement. A la fois fragment et totalité, centrifuge et centripète, la grille instaure le tableau comme un espace autonome, qui, comme toute organisation, est régi par des lois, des enjeux, des problématiques, des énergies qui lui sont propres – la maille désigne aussi tout circuit fermé dans un réseau électrique. La peinture comme un code, sur l’énonciation duquel il est question de travailler. Ici, la grille sert de point d’appui. Avec elle, le tableau est pourvu d’une armature, de quelque chose qui lui donnera les moyens de résister et enclenchera le mécanisme de peindre. Elle ancre et propulse. Une fois la toile armée, la peinture peut s’y déployer, s’abîmer. Le tableau se construire sur son constant déséquilibre, sa chute toujours potentielle.

Frank Lamy “ Armer le tableau ”, contribution au catalogue de l’exposition de Jérôme Boutterin, Toujours tout choisir, Espace d’Art Contemporain, Paris, novembre 1999



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