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Bricoles


BRICOLES Au regard de certaines pratiques picturales contemporaines, la notion de “ bricolage ” paraît éclairante.
En son sens commun, le bricolage est une activité humble. Tout son champ lexical (bricole, bricoleur, bricoler) est issu de l’italien briccola : machine de guerre, catapulte. De là, découle tout un pan sémantique qui, du billard à l‘équitation, signifie l’écart, l’indirect, avec, en toile de fond, le faux et le postiche. Où “ bricoler ” signifie zigzaguer, aller par des voies obliques. Et “ jouer de bricole ” : user de moyens détournés.
Levi-Strauss dans La Pensée sauvage oppose deux modes de pensée, qui correspondent à deux manières de faire les mondes, incarnés par les figures opposées de l’ingénieur et du bricoleur. Alors que le premier crée ses outils et instruments en fonction d’un projet préétabli, le bricoleur possède un univers instrumental clos, hétéroclite, sans rapport avec aucune préméditation, “ résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d’enrichir le stock ou de l’entretenir avec les résidus de construction et de destructions antérieures ”.
On retiendra de cette notion les idées de légèreté, de mouvement incident, de tromperie, d’oblique, d’écart à l’intérieur d’un cadre, d’absence de projet, d’assemblage, d’accumulation, de recyclage.

Chercher à être acteur de son médium. En accepter les règles du jeu et, pour le peintre, jouer le jeu de la peinture. Se l’approprier, dire “ je ”, adopter une posture active singulière, agir. Mais aussi, user de masques, de caches, des codes, de la fiction.
Penser et agir en peintre. Travailler à partir des spécificités du médium. Mettre en œuvre ses enjeux essentiels, ses problématiques fondamentales. Ce qui fonde le champ pictural, ce qui en constitue l’essence : recouvrement, couleur, matière, temporalité, figure/fond, surface, planéité, geste, fiction du tableau, histoires de la peinture, etc.
Œuvrer dans le cadre d’un agencement collectif d’énonciation. Y effectuer des pas de côté, des écarts, biaiser. Reformuler certaines données (la construction de la surface, les modes d’application de la matière…). Se l’approprier.
Il ne s’agit pourtant pas de peindre sur la peinture, d’interroger la peinture par la peinture même, de la réduire à ses constituants minimaux, de la déconstruire, d’en explorer les limites… Mais tout au contraire de mettre la peinture au travail.

Il n’est pas question de faire table rase, mais de s’inscrire dans l’histoire. On est loin du grand recommencement moderniste. Il s’agit plutôt d’un dialogue, une relation intime. Pas de citation, il n’y a pas de guillemets, pas d’ironie, mais, de plain pied une pratique décomplexée de la peinture. La “ peinture ” est envisagée, pour paraphraser S. Ellis, comme un dispositif, un outil à utiliser et non plus comme un drame à jouer, ni même à rejouer. Le peintre doit s’orienter au travers des ruines, des fantômes qui encombrent son atelier. Il existe à l’œuvre une vraie économie du reste, du recyclage.
La peinture est appréhendée dans son ensemble, comme un champ d’expériences, un répertoire de formes, de gestes, de procédures, d’histoires où l’on peut puiser, une vaste matière première à disposition et qui doit être réactivée à chaque tableau, à actualiser en fonction du problème particulier qu’est chaque tableau, chaque accrochage.
Il ne s’agit pas pour le peintre d’inventer de nouvelles formes, mais de créer des situations, de nouvelles relations entre les formes, les éléments. Pour cela, il assemble, combine, associe, agence, empile. Il bricole.
Une des grandes préoccupations, c’est l’unité, comment ça tient ensemble, comment ça fonctionne. Une peinture du lien. Une pratique que l’on pourrait comparer à celle du DJ. Pour ses samples et remix, il œuvre à partir d’éléments préexistants, et un de ses questionnements est bien celui du chaînage. Ce type de posture, à terme, se formule sous l’angle de l’habitat : comment habiter la culture et les formes dont nous avons hérité, comment refaire de manière productive.

Une volonté de trouver un état entre la littéralité et la métaphore, entre la matérialité et l’allusion. Il ne s’agit pas de résoudre ce conflit central, bien au contraire, mais de s’y installer et d’y travailler. D’y trouver un équilibre de fonctionnement.
Formellement, comme en écho, ces productions ont à faire avec cet équilibre, la précarité, l’instabilité, l’équivoque. On est toujours au bord de quelque chose. Presque parfois au bord de la catastrophe, de l’écœurement.
Le peintre est comme un équilibriste. Situation apparemment paradoxale : demeurer explicitement dans le champ pictural, s’y inscrire de manière singulière entre distance et dépense, ou plutôt avec distance et avec dépense.
Adopter une position interne et externe au tableau en train de se faire. Etre acteur et spectateur, ouvert et décisionnaire, sans programme. Une grande part laissée à la surprise, l’écart, le décalage mais à un aléatoire toujours précisément localisé, enfermé.

Il est frappant de constater le coté répétitif, quasi obsessionnel, de chaque œuvre tant dans la fabrique que dans le résultat. Refaire les même tableaux, peindre des modules presque à la chaîne, répéter le même geste… Comme si cette répétition permanente apportait un relatif oubli de soi, un réel éloignement du sujet peintre. Le geste devient quasiment indépendant, il n’est plus le véhicule, le vecteur du sujet, il devient objet, “ sujet ” même de la peinture (sujet dans le sens de ce qui est représenté, du contenu de pensé, et de point de départ de l’énoncé). Cette répétition excessive, pour suivre R. Barthes fait entrer la peinture “ dans la perte, dans le zéro du signifié ” ( Le plaisir du texte). Il n’y pas de signification.
Les événements picturaux ne sont pas là pour autre chose qu’eux mêmes. Ils ne symbolisent rien, ou tant que cela revient au même. Ils sont pleinement dans leur être là, parfois même jusque dans l’excès, l’écœurement. Ils ne signifient rien hors de leur propre manifestation. Le sens se crée ailleurs, dans les mouvement de circulation, dans les interstices, les relations, les flux. Cette mise en place de situations favorise l’émergence du sens. Le sens est à produire, il n’est pas donné.

Le tableau laisse voir, transparaître quelque chose de sa fabrique sans la livrer jamais entièrement. Propose des formes qui offrent le geste à la vision tout en le retirant. Le geste est comme une présence invisible. La forme est acceptée comme l’inévitable de la peinture, inhérent à la conscience visuelle du regardeur. Chaque tableau s’offre au regard de l’autre comme le champ de tous les possibles. Il existe en tant que tableau, qu’objet fini à compléter, ou en tout cas à expérimenter.

Dans un article consacré à F. Chalendard, Eric de Chassey note à propos de la peinture abstraite, qu’elle est aujourd’hui “ une question de juste distance, celle qui permet la dépense non pas de l’individu qui la produit mais de l’œuvre elle même, de cette dépense dont le spectateur pourra à son tour faire l’expérience – comme don ”.

Frank Lamy
ce texte reprend en partie le contenu de l’intervention de l’auteur le 28 mai 1999 “ Bricoles ”, plaquette de l’exposition Peinture Démarches Actuelles 1, Villa du Parc, Annemasse, mai 1999 édition 2002



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