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Les Peintures Aberrantes de François Paires


LES PEINTURES ABERRANTES DE FRANÇOIS PAIRE

Le citron qui constitue la figure centrale –voire, en certaines toiles, unique- de la récente série, Natures Mortes, de François Paire est à mon sens un véritable motif. Il est pour lui mobile, raison d’agir, de peindre. L’impulsion de départ. Mais aussi, prétexte à peindre. Un prétexte pour peindre. En l’occurrence une image toute prête, ready-made, qui lui permet de s’adonner sans complexes aux plaisirs du peindre. Ce ne sont pas les qualités symboliques traditionnellement associées au citron qui sont en jeu mais ses qualités formelles, plastiques. Il occupe cette dernière série en leitmotiv. Il en constitue le sujet.
Bien que ce citron souligne la dimension de déjà-vu inhérente à toute image –peinte ou non- ce qu’il convoque ici précisément, c’est le genre de la nature morte en son ensemble. Et au-delà fonctionne comme un signe. De la peinture même. Ses enjeux, son procès, son espace, son lieu. Non pas suivant une pulsion nostalgique, mais parce que la nature morte cristallise un moment (du peindre, du voir) paradoxal. En elle, le dualisme entre l’illusion et ses stratagèmes atteint certainement son point de tension maximale. Ce citron est un morceau de peinture.
Tout d’abord, il est un élément prélevé sur une image peinte. Qu’il importe finalement assez peu de localiser. L’identifier, la reconnaître n’apporterait qu’une information superflue, rien. Il n’est pas hommage, il n’est pas révérence. L’identifier, le reconnaître pour ce qu’il est : un emprunt. Qui clairement signale son statut. Une abstraction.
Par ailleurs, le rendu de la matière constitue une topique majeure de la peinture occidentale, et un de ses enjeux fondateurs, tant dans ses implications théoriques que pratiques. Entre matérialité et virtuosité. Il est ainsi l’incarnation de la dialectique illusion/stratagèmes plus haut évoquée. Cela représente et cela n’est presque rien. Rien que de la peinture. Morceau de peinture. Il y a à l’œuvre ici toute une économie du fragment, de la limite, de la touche. Autant dire du détail, (Daniel Arasse), de l’ éclat (Georges Didi-Huberman). Entre iconique et pictural, moments du tableau qui travaillent, dans un même mouvement, à sa construction et à sa destruction, qui le constituent toujours au bord de sa propre catastrophe. Et c’est bien là que se trouve le point nodal du travail de François Paire.
Ce citron, le peintre lui fait subir toutes sortes de mutations formelles qui ressortissent à la logique de la représentation spéculaire, de l’image miroir du monde. Pour qu’il y ait représentation, il faut qu’il y ait coupure, rupture. Un reflet est par essence reflet de quelque chose. L’expérience du miroir nécessite un écart entre l’objet et son reflet. Or ici ce travail du miroir s’applique à l’intérieur de la toile même. Le motif, par exemple, se réfléchit autour d’un axe central. Construisant ainsi une nouvelle forme qui n’a véritablement aucun sens. Il nous est ôté toute possibilité de déterminer de quel côté est l’original, de quel côté est le reflet. Traités de la même manière. Ils produisent un tout, une unité. Elle n’a pas de sens et n’est que de la peinture. Gratuite en quelque sorte. Abstraite.
Alors la représentation s’effondre sur elle même. Elle affirme son statut de reflet, mais de reflet, avant toute chose, d’elle même. Elle affiche toujours déjà son propre code. Elle représente en se représentant elle-même. Dans l’économie de l’image miroir, c’est la peinture qui se donne à voir ici. Elle se réfléchit. François Paire plonge dans la logique picturale et (s’en) joue, de l’intérieur. Il travaille à y creuser des écarts en usant de ses règles propres, constitutives.
Ces toiles sont à proprement parler des aberrations. Dans son sens premier, ce mot désigne l’état d’une image qui s’écarte de la réalité. Scientifiquement, il caractérise tout défaut de l’image donnée par un instrument d’optique (lentille, miroir déformant), ou par l’œil, en rapport avec une irrégularité de forme, ou une inégalité de réfraction des différentes couleurs. Son champ sémantique relève donc à l’origine du vocabulaire de l’image. Quelque soit par la suite son domaine d’application, ce mot est travaillé par les notions d’écart, de variation, de mutation, d’irrégularité, de singularité. Ces toiles sont effectivement aberrantes si l’on y reste en surface. Ce que l’on y voit défie apparemment le sens commun. Néanmoins, elles figurent une donnée essentielle de la peinture : son aberration principielle.

Frank Lamy

Verso n°11, juillet 1998



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