(art présence n° 17
janvier-février-mars 1996)
En Russie, l’essentiel de l’activité de l’art contemporain
d’avant-garde se déroule à Moscou.Saint-Petersbourg propose pourtant un
ensemble d’expositions intéressantes — concentrées en grande partie autour de
la présence de la Nouvelle Académie, fondée par Timour Novikof en 1989 —, et
les artistes de la ville se trouvent dans une situation de rivalité avec la
scène artistique moscovite.Dire que Saint-Petersbourg fait figure de village
tranquille comparé au vertige kaléidoscopique de la vie moscovite serait peu
exagéré.Mais l’ancienne capitale dispose de prestigieux espaces pour présenter
l’art contemporain tels le Musée Russe ou le Palais de Marbre, ainsi que d’excellents
critiques d’art en la présence de personnalités comme Victor Mazine, Ludmila
Gaav (Éditions Kabinet), Valérie Katsuba…
La spéculation immobilière qui frappe Moscou ces dernières
années, a eu pour effet de considérablement changer la tradition communautaire
héritée de la dissidence dans le milieu de l’art contemporain russe.C’est ainsi
que les deux derniers grands squats, Piklura et Chisty Proudy, qui réunissaient
les artistes les plus importants vivant dans la capitale, ont disparu.Les
artistes se sont retirés dans leurs appartements/ateliers, nombre d’entre eux
ayant réalisé cette acquisition il y a cinq ans, alors que les prix étaient
négligeables; pour les autres, la situation est devenue extrêmement
difficile.De nouvelles galeries sont apparues financées par des banques:
Galerie Rédjina, Galerie Yakout. Des galeries municipales se privatisent,
sinon dans leurs statuts, du moins dans leur fonctionnement, Galerie L, Galerie
XL.D’autres comme la Galerie Guelman, s’approprient les artistes les plus marquants
aujourd’hui à Moscou (Brener, Koulik, Groupe AEC…).Toutes ces galeries sont
dirigées par des personnalités fortes avec Guelman, Héléna Romanova (Galerie
L), Héléna Sélia (Galerie XL), Yakout.
Les institutions se débattent pour exister en essayant de
s’approprier le peu de budget distribué par le Ministère de la Culture.Le
Centre d’art contemporain de Victor Misiano va se restructurer dans un nouveau
lieu en s’amputant des galeries TV, I.0, Studio 20, Schkola, bien que ces
dernières réalisent un excellent travail. L’Institut d’Art Contemporain dirigé
par Joseph Bakchtein (installé désormais dans l’ancien atelier de Kabakof près
de la galerie Rédjina) avec Miléna Orlova, Alexendra Obukhova comme
commissaires d’expositions, fait également un travail remarquable en réunissant
notamment une documentation sur les manifestations souvent éphémères et sans
catalogues qui animent l’activité artistique russe.Andréi Erofeev effectue pour
sa part un véritable travail de mémoire en construisant, avec peu de moyens, une
collection d’art contemporain russe de grande qualité pour le Ministère de la
Culture de la Russie.La collection dite “Tsaritsino” porte le nom du site et de
la station de métro la plus proche (au sud de Moscou).Elle est sans aucun doute
la collection la mieux protégée de la planète… étant entreposée dans un immense
abri anti-atomique destiné à l’origine à protéger vingt mille moscovites.Il
existe selon Erofeev un projet de construction de musée qui permettrait de
rendre enfin visible cette collection au public, mais les événements récents en
Russie laissent dubitatif quant à l’avenir immédiat de ce projet.
La situation de l’art contemporain en Russie est, comme
partout, assez diversifiée et se prète avec difficulté au résumé. On notera
cependant dans la nouvelle génération russe (comme en Chine) une activité
particulière, singulièrement violente et provocante, avec des
actions/performances axées sur le corps, le sexe, le social, le politique, le
mystique.
Frédéric Bouglé
Paris, septembre 1995