Présentation     Artistes & Collectifs     événements & Expositions     Pédagogie & Communication     Boutique     Liens  
Frédéric Bouglé index

Lisa Sartorio, et ses Muses comme des petits diables qui ne demandent pas toujours à surgir


Lisa Sartorio, et ses Muses comme des petits diables qui ne demandent pas toujours à surgir

(quand l’orange est pressée on garde l’écorce)

 

(art présence n° 22 avril-mai-juin 1997)

 

 

I want somebody                                                                            somebody special

to live with

somebody special to                                                                    

look after me

_____                                                                                                   who can this somebody

              somebody special

              possibly me

              May be                                                                                                  this somebody

              somebody special

              can only, be me.

                           

              Brion Gysin                              

 

1- Au départ un musée, véritable phylactère qui parle

 

La notion de beau nous touche d’autant qu’elle parle d’une époque précise. Quand elle convient à son temps, elle commence aussi là où s’achève sa part d’étonnement. Le Musée de Valence offre le charme des cabinets de curiosités, avec de nombreuses références au classicisme, une reproduction d’un Caravaggio, des œuvres lettristes, et des statues dix-neuvième sensuelles et plaisantes. On y trouve aussi, et c’est tout naturel, une salle taxidermique. Là des animaux vertébrés se figent dans des apparences de vie, derrière des vitrines aux boiseries étrangement grises. Nous voici au point de départ, là où se cache la pierre d’achoppement...

 

Quand la parole et la pensée se substituent à l’esthétique, alors c’est l’idéologie qui bascule. C’est ainsi que le romantisme s’y est pris avec le classicisme, et le constructivisme et le suprématisme avec l’art figuratif et son pendant abstrait. L’art conceptuel usera du même procédé pour renverser le savoir faire artistique, mais avec Marcel Duchamp nous avions encore une part d’humour et d’absurde. L’œuvre que nous verrons a une hauteur métaphysique et même un versant cruel, qui n’enlève pas à l’artiste sa part de légèreté et de fantaisie. Ce préambule s’avère nécessaire pour bien appréhender la position sculpturale de Lisa Sartorio.

 

 

2- À la quête agonisante du modèle

 

tout acte volontaire passe par une injonction invisible,

simulacre pressant qui m’a dit,

tu te décides,

en réalité, de moi sublime, je n’en connais pas,

tu n’es que le mannequin du modèle, un lieu établi, le tableau noir de tes désirs,

rien à faire c’est comme ça, et c’est pour la vie,

 

traité de la virgule,

traité du poison,

(à Hervé Lemasson)

 

L’artiste est partie de ces modèles dix-neuvième que l’on trouve dans les musées et sur lesquels elle viendra se référer. Lisa Sartorio façonne des housses en toile cirée blanche qui épousent aux dimensions exactes l’original en question. En cela elle reprend le principe d’imitation ainsi que les romantiques s’y prenaient, mais d’une manière idéalisée. C’est la copie d’une copie à l’origine “naturelle”; une Muse nue manifestant sa pudeur, une Captive enchaînée, des œuvres de petit maître mais qui parlent dans leur temps. Le nom Muse proviendrait du latin mens (en anglais mind) et évoque la mémoire, à l’époque lointaine où la poésie ne se transmettait pas par l’écriture mais par la parole et le souvenir.

Lisa Sartorio précise dès l’entrée de l’exposition que le modèle d’aujourd’hui reste la Muse. Ses mensurations sont dessinées ainsi que sur un patron qui esquisse cette règle, le patron/original auquel nous nous référons tous. Ainsi nous glissons d’un modèle vers un autre (ceux qu’on nous propose n’en sont pas moins attrayants). La housse habille le modèle, c’est sa tunique, son déguisement hermaphrodite et ultime. C’est une recherche désespérée sur l’origine du modèle, un raccourci de temps, quand le moule se lève au siècle précédent et que le moulage décline sur le siècle à venir.

 

 

3- Un petit diable qui ne demande pas toujours à sortir!

 

Déguisement du corps, déguisement du symbole aussi, nous fleurons l’abandon du désir et ses oripeaux sensuels — un ange déchu se retrouve à terre — un petit être s’engouffre, comme blessé par la violence du réel, il disparaît dans son empaquetage, dans sa boîte, dans sa valise. Il retourne à son socle. C’est une satire sans concession à la sculpture dédicatoire et commémorative, et à ses velléités érectiles et stériles. La loi ithyphallique demande à être rompue, mais c’est une demande partielle, une loi qui respire, un état de doute dans la philosophie des temps mêlés et des vaines certitudes. Jacques Soulillou dans son livre, l’Impunité de l’art, parle d’une loi libérale qui permet de tout dire et de tout faire, à ceci près, que ce serait une loi qui dénoncerait ses propres défauts et qui criminaliserait l’œuvre d’art. Le travail de Lisa Sartorio interroge le regardeur au fond de ses certitudes, dans les entrailles sensibles de ses propres failles. Le spectateur est pris dans des courants chauds et froids, entre les maillons serrés de la sensualité du modèle et son immense vide qu’il renferme. Piégé dans ce constat amer que l’artiste, sans ménagement, révèle, il s’arrête englué sous ces rets incertains. Ce sont des sculptures molles prises dans l’ossature invertébrée du vide, à la texture blanche et lisse comme la toile qui les plisse. Elles invalident en amont les canons esthétiques trop facilement admis, mais elles signifient en aval un appel à la vie.

 

 

4- Un corps réduit à une pelure, gaine, fourreau, édredon... gourde vide

L’envers du corps, son âme retournée

 

L’œuvre dans son histoire a longtemps été conçue comme structurée, positive, solide, s’organisant autour et contre le vide. Avec Rodin il ne s’agit pas de percevoir les formes comme des surfaces mais de deviner des surfaces qui réagissent. Il en est ainsi des surfaces de la mer qui s’activent selon les causes issues de ses profondeurs. Pour Michel-Ange ce seront les renflements des muscles, des os, des artères et des veines qui poussent et gonflent les formes sous la peau. Avec les housses ce serait l’immatérialité invisible, des substances absentes et inconscientes qui agissent. La représentation du corps est réduite à une pelure, gaine, fourreau, édredon... gourde vide. Je pense à cette marionnette désarticulée dans “l’Homme et le Pantin”, cette étrange peinture de Degas, qui pourrait bien accuser l’impuissance de la peinture à faire agir ou donner vie. C’est l’inavouable pensée d’une fin intérieure, un vide oppressant et qui ne peut fuir. C’est encore la forme négative et linguistique définie par Lacan, l’envers du corps, l’âme retournée, une extériorité dans son dedans même.

 

Et Dieu a fait pour l’homme et pour sa femme

des tuniques de peau

et il les en a vêtus.

 

(La genèse, III; 21.)

 

5- Une œuvre amorphe dans son contenant et polymorphe dans son contenu.

De vide il y en a plein...

 

Si la pudeur est une invention sociale et une punition divine, elle engage alors à être transgressée par les plaisirs de l’interdit, qui représente son vertige et son saut dans le vide. Celui-ci n’est pas un mais multiple, de vide il y en a plein! Et c’est la vision d’une icône byzantine, au point de fuite inversé, qui révéla à Pevsner la puissance interdite du vide. Quand la perspective peut se retourner, le statut de la sculpture va se renverser. Le monument avec la valise se fait objet intime (l’œuvre en effet peut-être présentée dans sa valise), la sculpture n’est plus figée dans son espace (l’artiste selon les cas peut la pousser ou la porter comme un sac à dos), les matériaux solides cèdent la place aux matériaux mous, les structures rectilignes disparaissent au profit des formes pliantes. L’œuvre, pourrait-on dire, est amorphe dans son contenant et polymorphe dans son contenu. Présentée suspendue, elle est au seuil d’un autre abouchement. On pense à Bachelard qui soupçonnait la présence d’un état intermédiaire entre forme et matière et qu’il qualifiait de mésomorphe. La housse (comme la peau) est aussi une protection intermédiaire entre l’espace et le sujet/objet. Dans les prisons politiques comme dans celles de droit commun, la peau marquée au moyen du tatouage porte les convictions et les sentiments humains, l’amour, l’espoir, la contestation, la haine et le mépris. J’ai choisi la toile cirée, dira l’artiste, pour ses qualités d’empreinte et parce que chaque geste imprime lisiblement la toile.

 

6- Qui se démonte et se remonte comme une toile de tente...

L’artiste contre les philosophes: c’est dans l’apparence que le mystère réside

 

Dada, disait Duchamp, me fut très utile comme purgatif, on peut supposer qu’il en fut de même pour Sartorio de Duchamp, quand on pense aux boîtes en valise. Mais le rapprochement s’arrêtera là, car il ne s’agit pas ici de musée miniature bien que l’œuvre soit également transportable. La sculpture en kit, est repliable dans une valise, et dépliable à l’échelle de sa mesure et de l’espace architectural. C’est une œuvre (bien qu’indexée au local) lisse dans ses surfaces et à la fonction nomade. Sans territoire, hybride dans ses états, véritable toile de tente, elle est démontable et remontable à souhait. Hegel dans son Esthé≠≠ti≠que, vêtements et draperies, voit dans l’habillement quelque chose d’entièrement contraire à l’art, des sacs étriqués, avec des plis fixés, une simple couverture, une enveloppe. Dans l’œuvre en question, c’est l’enveloppe qui fait corps, et le masque/imago qui dit tout. Contrairement à Montaigne, ici, c’est dans l’apparat et l’apparence que le mystère réside, derrière il n’y a rien d’autre que du vide.

 

 

7- L’angle, le coin, un V comme le vide, une épaisseur synclinale.

Quel est cet espace en creux, ce lieu de convergence à trois dimensions qu’est le coin ?

 

Tatlin, dès 1914, part de ce point pour réaliser ses contre-reliefs avec des matériaux marins. Il confirme ainsi que le pli tridimensionnel est lié à la résultante d’une intériorité. C’est aussi le point érotique et monoïque par lequel l’espace fuit et surgit. Jacques Frebot, dans ses notes, précisait que tout commence par la présence de l’angle, embryon déjà formé par l’épaisseur, non plus un espace réduit en trois dimensions mais un espace en travail par cette épaisseur. C’est sur l’angle des murs qu’en 1915 Malevitch accroche son Quadrilatère (Carré noir) ainsi que la tradition slave le fait pour présenter l’icône dans la maison. Loin de voir une représentation quelconque de la mort de la peinture, Malevitch dira de son œuvre que la surface plan est vivante, elle est née.

Lisa Sartorio confectionne des petites structures tridimensionnelles, sortes de V ayant deux plans, mais dont la jointure en oblique amène à la troisième dimension. Chacune de ces pièces saisit un prélèvement synclinal dans l’intervalle des espaces. C’est un échantillon de coin, un entrecolonnement, ou encore un pli androgyne. Elle accroche ensuite l’élément sur un mur, assez haut pour ne pas être accessible. Ces sculptures sont couvertes d’un tissu sobre de matelas rayé. Le matelas a aussi pour fonction de protéger des coups violents, comme le Paravent orné de ce même tissu préserve du regard. Des colonnes anticlinales et pareillement habillées, ondulées et striées de plis droits (en synclinorium) viennent marquer l’écartement entre les espaces muraux, le sol et le plafond.

 

 

8- L’artiste en galerie portative ou en quête de spectateurs modèles.

L’œuvre catalyseur d’événement

 

Lisa Sartorio va se promener dans la rue avec des œuvres sur le dos ou dans une valise. Elle pourra transporter une Cabine téléphonique, une Muse endormie ou une Galerie de dessins. Pour l’exposition au Musée de Valence elle passe une annonce dans un quotidien local, illustrée de la photographie d’une statue du musée, la Captive enchaînée, ce sera le modèle pour qui voudra bien s’y reconnaître. Cette photo et son texte étaient en relation avec un répondeur positionné à l’emplacement où la sculpture trônait auparavant. Le message textuel et vocal était le suivant: identification d’une femme, bonjour. Je ne suis pas là mais laissez-moi un bref descriptif de votre personnalité ainsi que votre prénom et votre numéro de téléphone. Je vous rappelle. L’œuvre devient catalyseur d’événement, deux des femmes que l’artiste a rappelées étaient présentes au vernissage. Elles aspiraient autant à être modèle qu’à satisfaire une légitime curiosité. On voit bien qu’il y a ici une volonté délibérée de décloisonner le sculpteur (et l’art) de ses problématiques d’atelier et des lieux conventionnels d’exposition. Le spectateur, le lecteur et le piéton sont pris en considération quelque soit leurs intérêts artistiques ou leurs habitudes culturelles. L’homme de la rue, loin d’être insensible à ce qui brise son quotidien, sera le modèle et le témoin privilégiés, le spectateur curieux du futur, pour l’artiste d’aujourd’hui et de demain.

 

 

9- Sur la statue et sur sa caisse d’emballage

L’écorce, la pyramide et l’habillage

L’écho des causes de la statue

 

Tout musée possède ses réserves, la caisse d’emballage est là pour préserver l’œuvre dans sa conservation, mais aussi pour en assurer son prêt et son transport. La caisse d’emballage, telle que l’utilise Lisa Sartorio dans son travail, s’intègre à l’œuvre et en accuse en même temps sa fonction, ce ne sera donc pas la sculpture de Vilmouth avec l’escabeau que nous connaissons. Quand elle ne peut plus être portée à la main, la valise devient caisse dépliable, elle prendra des brancards, des roulettes, elle se poussera comme une brouette. La boîte est faite de bois aggloméré, à la surface lisse et blanche, à peine plus grande que la sculpture encoffrée, lui assignant ainsi l’apparence et le statut d’un bloc de pierre marbré. Bloc qui en d’autres temps aurait été entaillé par le sculpteur au ciseau pour en retirer du plein, et faire surgir l’œuvre gisant en lui. La pyramide à la surface originellement lisse comme la mer, le sable du désert et le vent, garantissait la protection et la tranquillité des morts contre les vivants. Les monastères avant les musées assumaient la préservation de la culture et de l’art. Dans l’œuvre en question, la caisse d’emballage, structure dépliée, prend la fonction du socle, et, quand la pièce est verticale, évoque le menhir, le béthile ou le bloc sur la tombe. C’est le ciment du logos et du muthos, de l’écorce, de la tombe, de la peau et de l’habil≠lage. Une réflexion artistique qui relance l’écho des principes à l’origine des causes de l’apparition de la statue, et l’avenir de ces principes et de ces causes. Moins ironie qu’offensive dans le champ des croyances artistiques, l’œuvre se déploie sur son environnement social. La Muse endormie soumise et captive ne réside plus que dans les musées. Le corps “houssé” est une coque vide, fripée, un gant qui retourne une entité moulée dans l’angoisse existentielle. Le rapport qui va lier le monde à l’œuvre d’art sera le même. Tout se matérialise et s’active autour d’une croyance qui n’est qu’un abîme, tout se fige comme des couches de givre autour d’un ego vide. L’exposition présentée au Musée de Valence prend un sens particulier qui cristallise ces relations compliquées. Elle dénonce le mutisme qui enchaîne la déesse des arts aux certitudes fin de siècle. Dans le temple qui l’abrite, une Muse s’est mise enfin à parler.

 

Frédéric Bouglé,

janvier 1997

Lisa Sartorio est née en 1964; elle vit à Paris.

En 1996, exposition Vendredi 13, au Musée de Valence. À partir du 19 juin 1997, elle exposera à la Galerie Alessandro Vivas, Paris.

 

 




Haut de page
ici