De l’utopique et du grotesque
Alain Benoit
dialogue avec Frédéric Bouglé
art présence n° 28
(octobre-novembre-décembre 1998)
Sur
le tapis volant du clochard
De
ceux qui pensent par le ventre
Bakhtine
et Rabelais
Le
désir de faire mais pas le désir de dire
L’utopie:
une révolution sans rien de défini
L’underground
du grotesque
Une
vision cosmologique et physique pour l’art
Un
ventre énorme et des gestes impossibles
Des
trophées pour des actes à ne pas faire
En
avant la machine civilisée!
La
logique de la femme enceinte
L’espace
en épaisseur contre l’espace en point de fuite
Le
carnaval et les œuvres impatientes
Son
ventre c’est sa chance!
L’académique,
une entreprise à repenser
Prendre
et être pris, manger et être mangé
Occuper
l’espace plutôt que discourir
L’imbécile
heureux
L’esthétique
du grotesque
Une
esthétique plus baroque, plus épaisse
L’art
n’est pas forcément d’intérêt public
L’emportement
du message plutôt que le message
Frédéric
Bouglé: Tu mènes un travail qui apparaît bien singulier, et même isolé, face à
l’art conceptuel et sociopolitique qui prédomine actuellement.De nature
polymorphe, hypertrophique, elliptique et grotesque, ta pensée agit sur l’art
comme une résurgence moderne de l’œuvre de Rabelais…
Alain
Benoit:
Il y a déjà un bon moment qu’il y a des prédispositions rabelaisiennes dans
certains aspects de mon travail.Peut-être un moment crucial voire initiatique
correspondrait au moment où j’ai réalisé, en 1991, une intervention à Marseille
appelée Aire de jeu, et qui consistait en une action sur la rue transposée par
la suite en une installation photographique.Cette action prend sens dans le
prolongement d’œuvres réalisées à Montréal en 1989-90.Je m’intéressais à
l’environnement urbain et, en outre, à des auteurs comme Paul Virilio ou aux
écrits de l’architecte américain Robert Venturi. À l’époque, je travaillais à
partir d’une rue de Montréal, la rue Mont-Royal qui était très populaire et qui
est aujourd’hui très “branchée”.J’extrayais des signes urbains que je mettais
en situation dans des œuvres liant la photographie à la sculpture. Donc, quand
je suis arrivé à Marseille, une des premières choses à me fasciner fut de voir
les cités du nord de la ville.Pour la première fois j’étais confronté aux échecs
urbanistiques d’après-guerre en France avec ces complexes HLM. J’ai commencé à
me gaver de traités d’urbanisme.J’ai visité quelques cités nouvelles dans le
sud de la France où des projets d’habitations sociales étaient censés corriger
toutes les erreurs commises. Évidemment “c’était tout propre et tout neuf” mais
visuellement et structurellement on ne peut pas dire que c’était une réussite,
ces endroits étant pour la plupart et à toutes heures désertés par leurs
occupants. À Marseille, place de Castellane, il y avait un clochard ayant une
curieuse habitude qui fut très révélatrice pour moi! Le clochard s’installait
sur un bout de carton au milieu de la place publique et, tout bonnement, se
curait l’urètre, son pénis sortant du pantalon! C’était hallucinant de
constater qu’il suffisait au bonhomme de poser son carton au milieu de la place
pour délimiter son espace intime et privé.Moi qui pataugeais dans les traités
et bonnes intentions des urbanistes et lui, par ce geste conflictuel, qui
mettait ainsi en échec tout le caractère institutionnalisé de cette place… Le
décalage fut saisissant!
F.B.:
Dans les difficultés de ses conditions de survie individuelle, cet homme
revendiquait, en quelque sorte, par ce geste iconoclaste, sa propre utopie au
centre d’un projet collectif.
A.B.: C’est bien cela qui m’a
interpellé, mais aussi le fait qu’il tenait position.Ce clochard prenait ses
distances par rapport à la ville, et en même temps on aurait dit qu’il avait un
point de vue global, à vol d’oiseau, sur celle-ci.Par extrapolation son carton
est devenu pour moi un tapis volant, et j’ai repris cette idée en réalisant
cette action dans une rue de Marseille où je m’asseyais sur un tapis que
j’avais fabriqué et posé au milieu de la rue.
F.B.:
Mais que dire de la vulgarité du geste?
A.B.: Quand un architecte ou un
urbaniste dessine un projet sur le papier, c’est un point de vue global sur une
situation donnée, c’est l’œil de Dieu si tu veux.L’urbaniste qui se penche sur
sa table à dessin et sur un problème structurel ou social à résoudre, a une
approche curative.Or, puisque l’on est dans une opération de curetage, on peut
penser que le clochard, lui aussi, à sa manière, jouait ce rôle mais dans une
gestuelle choquante et évidemment vulgaire.J’ai donc commencé une série de
pièces à Marseille en reprenant les flèches de rabattement que l’on peut voir
sur les routes françaises; je m’installais sur la route, et je les calquais
comme pour l’action dans Aire de jeu dans une logique d’opposition.Je trouvais
dans cette signalétique qui indique de se rabattre, un terme guerrier qui me
faisait penser à une manœuvre de diversion.Par prolongation je suis passé au
carnavalesque en m’intéressant à la rue, non seulement comme espace de combat
et de manifestation, mais aussi de rituels festifs.Je me suis alors
désintéressé des désastres générés par les urbanistes ou architectes qui
abordent l’espace habité comme pathologie à soigner, pour déplacer mes
recherches; l’urbanisme et l’utopie étant des voisins de palier… De plus, je
sentais que je ne faisais que des prélèvements, que je m’étais fait
“constatologue”! Je voulais agir plutôt que réagir.Pour un Canadien,
l’engagement social est quelque chose d’assez délicat qui ne se manifeste pas
comme en Europe.Disons qu’en général, nous sommes plus “vertueux”, même dans la
contestation.L’Amérique du Nord baigne, on le sait, dans le “politically
correctness” et cela sous-entend un point de vue moraliste que je n’ai pas.Ce
qu’on appelle l’art engagé est pour moi tout sauf “engageant”, que ce soit dans
la forme ou dans ses aboutissants.Je me souviens de Mona Hatoum qui me
racontait que lors d’une soirée avec des artistes canadiens on lui avait
signifié que l’art engagé ne pouvait s’empeser d’un attachement à la forme!?
Voilà probablement pourquoi ce type d’art est si souvent pauvre
formellement.Que de dispositifs pour illustrer une problématique, de
déploiements forcenés d’individus, certes, motivés, mais ridicules aussi dans
leur inaptitude à mettre en forme des motivations sans le recours à des civilités
qui, à trop foisonner, deviennent des mises en scènes obscènes, beaucoup plus
outrageuses que nos animalités ou “som≠bres pulsions”. Enfin, mon passage
de l’urbanisme à l’utopie a été grandement facilité par les écrits de Françoise
Choay qui a beaucoup étudié ces questions et la filiation entre les deux: ma
déception face à l’utopie a été très rapide, cependant c’est dans un de ses
textes que j’ai découvert l’existence du livre de Bakhtine sur Rabelais.Pour
être bref, Françoise Choay récuse la thèse de Bakhtine faisant du carnavalesque
la forme médiévale de l’utopie.Selon elle, les récits des pays de Cocagne
n’étant pas un prolongement critique du monde réel, donc pas un modèle ni une
cure, ils ne peuvent être considérés comme des utopies.Or, c’est justement
cette absence de cure et de modèles salvateurs qui m’a excité.Mon drame, ou ma
chance, c’est d’avoir exploré l’utopie et Rabelais en même temps et de surcroît
avec la perspective de Bakhtine.Les rapprochements entre le vulgaire et la
culture populaire, une rhétorique utopique qui ne conduit pas forcément à la
création d’un modèle, tout cela m’a énormément intéressé.Avec l’utopie on met
trop souvent l’emphase sur la résultante du projet ou les systèmes
mégalomaniaques qui s’y rattachent.Ce qui m’intéresse, c’est cette dynamique
qui nous mène à “l’île”, c’est à travers celle-ci que transparaissent les
désirs de l’auteur de changer le monde et, encore plus important, les prémices
de l’envie de faire.L’utopie appelle aussi ces moments cruciaux.
F.B.:
L’utopie qui t’intéresse prend une forme corporelle aussi, celle de Rabelais
qui pense par le ventre.C’est une utopie anthropique qui prend assise sur la
réalité anthropomorphique, quoi de plus réel que la présence du corps, quoi de
plus parlant et de plus étrange que l’intuition irraisonnée de sa gestuelle?
A.B.: J’en suis à un point où je
me dis que l’utopie est réalisable parce qu’elle est simplement et surtout la
manifestation d’un désir, mais ma perception de l’utopie ne repose pas sur
l’île, c’est-à-dire sur sa finalité.Il y a dans l’utopie une charge de désir
qui transparaît dans le textuel, et dans sa construction.De toute façon c’est
surtout pour moi un procédé rhétorique. Louis Marin dans son livre Utopiques
jeux d’espaces a analysé l’Utopie de Thomas More comme un récit.Le recours à
Raphaël, témoin fictif de l’Utopie, la mise en espace de son voyage, la
morphologie hautement symbolique de l’île, sont ce que j’appelle des stratégies
“spatialisantes”. Ces endroits, dans le texte, nous informent davantage des
motivations de More que de son projet en tant que tel.Ces espaces induisent de
petits moments où se manifestent les désirs de faire.Ces moments valident des
perversions, des jeux rhétoriques et des stratégies spatialisantes.En tant que
plasticien, ces endroits m’intéressent avec ces doses de désir qui
émergent.Quand on parle de désir cela nous mène à l’érotisme.Dans ton texte 1
accompagnant ma publication sur le projet Paysage tout terrain, tu t’es référé
à Sade; ça m’a étonné parce que je n’avais jamais considéré toute
l’architecture sadienne comme quelque chose qui pouvait m’interpeller.Après tes
références à Sade, je suis allé voir et j’ai découvert ce texte magnifique de
Roland Barthes sur Sade, Fourier et Loyola.Cela m’a amené au Pavillon d’hiver que
j’ai réalisé au Centre d’Art Contemporain de Pougues-les-Eaux où tu m’avais
invité en 1993.C’est pourquoi j’ai mis dans la publication le dessin “cabinets
solitaires et garde-robes” dessiné par Sade.J’ai tout de suite vu là une
similarité dans cette mise en espace avec ma pièce, le désir de Sade et son
désir de faire, car dans le mot désir il y a déjà toute une charge érotique qui
dépasse l’idée primaire d’une révolution… il faut tuer le bourgeois!
Une
des choses que j’essaie de mettre en place dans mes propositions, c’est de
faire en sorte qu’elles présentent et se représentent dans leurs failles ou
leurs propres faillites.À l’inverse d’une élaboration minutieuse, érigée en
contrôlant, j’opte de plus en plus pour une attitude qui serait davantage un
état de vigilance plutôt que modélisant.En fait, c’est une “distopie” et à
l’égard de l’objet d’art fini, cette méfiance s’exprime de plus en plus par des
gestes iconoclastes.Ce n’est plus un travail, juste un acte de
présence.Curieusement, plus je suis attentif à l’amorce d’une œuvre, plus mes
œuvres, les dernières surtout, sont bâillonnées, elles n’ont plus rien à dire,
elles se contentent de montrer, de se montrer.L’état de désir, c’est également
un moment de contemplation, se voir désirer juste avant le plaisir.En fait, je
détrône la finalité de l’objet ou de la vidéo, et recourir à ce détrônement est
pour moi une stratégie à rebours de la mise en chantier.Retarder l’avènement
d’une finalité, c’est rester au plus près de l’état de désir qui a présidé
l’envie de faire.Favoriser autant que faire se peut la prolongation de cet
état, voilà ce qui me motive.Retar≠der l’orgasme en somme, un mythe
sadien qui, comme le disait Barthes, nous amène à prendre congé.Si l’on pense à
Sade, ce serait quelque chose comme un masochisme amusé qui m’anime — Gilles
Deleuze et Félix Guattari en parlent très bien d’ailleurs dans Mille plateaux
dans le chapitre intitulé «Comment se faire un corps sans organes» — c’est
rester dans cet état de rétention.
F.B.:
Cela expliquerait pourquoi les auteurs utopiques sont toujours des hommes,
sachant que pour la femme cette rétention n’est pas nécessaire.
A.B.: Je ne sais pas trop, la
sexualité féminine reste pour moi un grand mystère, mais il est certain que
l’homme a des montées d’héroïsme devant l’érection d’une grande et belle
construction, et ce depuis belle lurette, l’Antiquité est d’ailleurs ornée de
bittes, on en mettait partout.Moi je présente quelque chose qui n’aboutit pas,
il n’y a pas l’orgasme de l’abouti, c’est davantage un onanisme continuel.Des
gens m’ont dit, au Musée d’Art Contemporain de Montréal où je présentais
l’installation vidéo Les Fanfreluches antidotées, qu’ils se sentaient pris au
piège par l’installation et ce malgré une vidéo d’une très courte durée.Ils ne
comprenaient pas de quoi il s’agissait exactement, ils sentaient que je
m’adressais à eux, mais que le pathétisme de l’entreprise et sa dynamique
d’enfermement constituaient l’enjeu.J’ai trouvé cette remarque pertinente et en
fait, elle nous plonge dans l’univers carnavalesque.C’est à peu près ça
l’emportement tourbillonnaire de cette fête.
F.B.:
Cette installation vidéo fonctionne en continu avec des images et du son.Il y a
en effet tout un mécanisme répétitif synchronisé qui happe le spectateur par
ses moyens directs, comme ce rire qui vient du ventre, presque énervant, et qui
revient comme le refrain sans ambages d’une chanson paillarde.Cette
installation, il est vrai, prend l’allure d’un piège, d’une machine, d’une
araignée fatale qui tend ses fils sur nos perceptions tétanisées.L’œuvre
interpelle certains fantasmes enfouis, comme celui de boire l’urine (certains
affirment qu’il y a là une forme de thérapie homéopathique…).C’est là aussi que
tu affirmes tes formes grotesques en faisant saillir ces désirs refoulés, ces
images convulsives, ces rituels déplacés, ces troubles oubliés, mais en te
servant de puissants leviers méthodiques où le répulsif stimule l’attractif;
c’est là aussi que le geste vulgaire devient porteur d’énigme et protecteur de
sens.
A.B.: La traduction contemporaine
de Les Fanfreluches antidotées serait quelque chose comme “balivernes pourvues
d’antidotes”.C’est le titre du deuxième chapitre de Gar≠gan≠tua de
Rabelais.Les Fanfreluches sont une énigme, un genre littéraire à la mode au XVIe
siècle qui consistait à décrire un sujet banal par le recours abusif à des
images incohérentes; c’est, si l’on veut, la forme qui l’emporte sur le
contenu.Cette installation vidéo est en fait un segment du projet Paysage tout
terrain sur lequel je travaille depuis quatre ans. Ce projet c’est d’abord une
machine que j’ai construite lors de mon séjour à la Jan van Eyck Akademie de
Maastricht aux Pays-Bas.Cette machine n’a aucune autonomie, elle doit, pour se
mouvoir, être poussée et tirée par des gens. Au Québec, on utilise l’expression
“Pelleteur de nuages” pour qualifier une personne qui a toujours des idées
utopiques ou farfelues qui ne peuvent pas prendre forme.Cette machine, je la
voulais énorme et complètement ridicule, mais surtout, je voulais qu’elle
figure un nuage. Dans la vidéo qui dure 28 minutes, on assiste à plusieurs
situations gravitant autour de trois processions.Entre chacune d’elles
s’intercalent des saynètes, de petites fictions qui mettent en scène notre
pelleteur de nuages passant un mauvais quart d’heure.Les processions sont donc
pour notre héros déchu un moyen de quitter une situation conflictuelle, d’aller
se faire voir ailleurs! Cependant ces processions ne sont pas de tout repos, et
si elles correspondent d’une certaine façon à des moments où l’action se
déroule dans le réel, dans la rue pour la procession de Mont≠réal, nous
comprendrons que les fuites du héros, dans l’imaginaire ou dans le réel, sont
tout autant problématiques.Avec les processions, la machine est donc à la fois
le témoin privilégié de ces “sauve-qui-peut” tout en étant la charge utopique
que trimbale inlassablement le pelleteur de nuages.
F.B.:
La procession c’est aussi un jeu carnavalesque, une sorte de rituel
communautaire. Peux-tu nous préciser ce que tu entends par procession?
A.B.: Selon la trame narrative de
la vidéo, la première procession se déroule en milieu urbain à Montréal. Elle
mise sur l’interaction et l’étonnement des gens face à la présence de la
machine.La seconde se déroule sur un lac et reprend le principe d’une bataille
navale.En fait je me fais mitrailler à coups d’oranges. Ici je fais un
parallèle avec ce qui se passe à Binche en Belgique lors du carnaval.Lors de la
procession finale de cette fête, les Gilles de Binche, personnages
emblématiques de ce carnaval, distribuent des oranges aux gens.Le tout finit
dans une guerre où les spectateurs et les Gilles se lancent des oranges en
pleine poire.Une pluie de milliers d’oranges s’abat dans les rues et la ville
entière sent le jus de ce fruit.Il y aura donc avec la procession sur le lac
une juxtaposition avec les Gilles et les acteurs qui me feront une guerre
frugale.La dernière procession se passe à la campagne, on monte une pente
abrupte menant à des prairies herbeuses.On doit, pour tirer Le Paysage tout
terrain vers le sommet, réaliser un effort surhumain, cela est évidemment
absurde, surtout que pour accéder au plateau, il nous faut passer la machine
par dessus une clôture.Lors de l’ascension, la caméra montre la pente en
contrebas, on y voit les dernières maisons du village qui se dessinent au
loin.On comprend qu’on quitte enfin un monde civilisé pour se diriger ensuite
vers un champ sans aucune marque de présence humaine, sur un plan horizontal,
une surface lisse.C’est avec ces images que se termine la vidéo, que l’on
disparaît dans l’horizon, dans une fin hollywoodienne… Mais avant que tout cela
se termine, notre héros devenu antihéros bien malgré lui, subira un dernier
affront.On lui fait remarquer qu’il a un affreux bouton d’acné sur le nez! Là,
tout s’effondre.On fait des efforts considérables pour qu’un projet existe et
puis un simple bouton d’acné sur le visage fait tout basculer.
F.B.:
Mais revenons aux Fanfreluches antidotées.
A.B.: Cet extrait, donc, se
prêtait bien à une mise en espace parce qu’il offrait la possibilité du jeu
d’échelles entre les deux projections, la grande et la petite, le géant et le
nain, deux créatures grotesques par excellence.Dans le projet Paysage tout
terrain, cette séquence suivra un long plaidoyer, lourd et nostalgique, sur l’idée
d’une révolte, mai 68, que l’on ressasse telle une litanie.Les Fanfreluches
sont donc un désaveu de l’apologie qui précède, c’est littéralement un «Ferme
ta gueule ou je te pisse dedans», ou mieux encore, «Ce que tu dis c’est du pipi
de chat», et dans le cas présent, du pipi de chatte et de chien.Dans le
contexte de l’installation vidéo, l’emphase est mise sur ma chute et sur
l’affaissement de la maquette, c’est davantage le détrônement du projet et de
son protagoniste en tant que tel.Le geste d’uriner sur un objet ou sur
quelqu’un est très chargé symboliquement et sexuellement; c’est, ici encore, un
masochisme.De plus, boire l’urine, c’est une occupation — encore un terme
guerrier — de l’espace de la parole, ce qui est débauché avec cette installation,
ce qui est noyé, c’est la parole.Uriner de la parole donc, c’est un
renversement typiquement grotesque, voilà l’antidote.J’ai trouvé dans le
grotesque et dans le carnaval, dans ces procédés comme tu le dis, car c’est
bien de cela qu’il s’agit, des bouleversements rieurs, des retournements
enjoués, des effondrements vulgaires, en bref, de drôles de révolutions, mais
des révolutions qui mettent uniquement en scène le regard.C’est un relativisme
absurde, c’est-à-dire que le détrônement de l’objet ou des conventions des
pouvoirs institutionnalisés et des règles admises…, c’est l’oblitération de ce
sur quoi le regard se pose.Par exemple, lors d’un carnaval, le fou du village
devient roi et on le promène sur un char allégorique.L’aspect temporaire de roi
détrôné montre dans l’alternance, le renversement, l’intention de porter un
regard en direction d’un possible, de faire du regard le témoin d’une
variation.La grossièreté et l’exagération de ce misérable roi, le vrai et le
faux sont tels que même le fou du village ne peut accéder au statut de
prototype.Le roi et le fou s’hybrident et comme on le sait, particulièrement
dans le règne animal, l’hybride ne peut que rarement se reproduire.Cette
dynamique n’induit aucun modèle ni même de prototype, juste une variation; on
n’assiste pas à un balayage, c’est uniquement un moment où un regard actif,
voire agissant, est mis en scène, c’est une métamorphose inachevée et qui ne
résultera pas, c’est cela le grotesque.Le terme provient d’ailleurs d’Italie et
désignait originellement des dessins de créatures mi-homme mi-animal ornant les
souterrains de la “domus aurea” à Rome, voilà pourquoi on a qualifié ses
dessins de “grotesques”. Rien de plus underground que le grotesque!
F.B.:
Voilà qui nous ramène aux origines de la peinture qui commence, comme chacun
sait, dans les grottes il y a plus de quinze mille ans (un exemple de musée en
ce qui concer≠ne la préservation de l’art qui n’est pas prétexte à la
construction d’une architecture). Enfin, il y a aussi quelque chose de païen dans
l’art grotesque.C’est un art, une forme, une pensée qui, comme le baroque,
reviendra toujours pointer sa tête joviale et bouffonne, mais qu’on ne
comprendra pas nécessairement, parce que l’environnement qui l’a créé, le
terreau d’où il vient, n’y sont plus vraiment.
A.B.: Tu sais que l’origine du mot
carnaval vient de “carnelevare” donc “ôter la viande”; avec le christianisme,
cette fête précède le carême.Une autre hypothèse serait le “carrum navale”, le
nom latin du char en forme de navire accompagnant les processions en l’honneur
de Dionysos lors des Grandes Dionysies d’Athènes.Et encore, on sait qu’il y
avait lors de cette fête des sacrifices, une autre référence à la viande.Au
Québec quand quelque chose est faible ou insuffisant ou quand quelque chose
reste trop évasif, on dit que “ça manque de viande”, l’équivalent bien entendu
du qualificatif “désincarné”.De plus, avec la viande, il y a toute une logique
érotique, se faire manger…
F.B.:
Et les (gr)images de squelette ou de crâne restent les premiers masques et
costumes utilisés dans le carnaval, comme dans la fête anglo-saxone d’Halloween
si célèbre au Canada et qui commence à se pratiquer en France.Tu te souviens
aussi dans le film québécois Léolo, l’enfant pratique ses premières
émotions avec une tranche de viande fendue en son milieu… mais comment
conçois-tu cet esprit grotesque par rapport au retour à la modernité, cette
modernité dont tu réprouves la morale tout en utilisant avec aisance les
techniques de ses moyens.
A.B.: Pendant des décennies les
artistes se sont engagés dans une entreprise de réduction de la modernité dans
les arts plastiques; le carré blanc sur fond blanc et ses aboutissants
jusqu’aux années d’après guerre, tout cela c’est très bien, c’est une belle
aventure, on a fait table rase mais du coup on a retiré tous les condiments,
toutes les épices et le sel pour un repas.C’est comme si l’on nous invitait à
une table et qu’il n’y avait aucun plat de préparé mais seulement tous les
ingrédients, c’est le règne du “faites-le vous-même”.L’artiste post-moderne —
si cette créature existe vraiment — prendra ces ingrédients, les réagencera et
s’exclamera avec fierté, «regardez ce que j’en ai fait!», et le convive d’à
côté, au lieu de s’asseoir et simplement bouffer, en rajoutera, un peu de ceci
et moins de cela, on revisite, renifle et rebiffe constamment l’assiette de
notre voisin de table.La postmodernité, du moins ses relents d’avant-garde,
c’est un peu comme cela que je la perçois et la vis.Si la production plastique
se détache, selon moi, de plus en plus de l’utopie moderne, le discours et la
critique sur l’art restent encore bel et bien modernes.Le carré blanc sur fond
blanc et surtout son innombrable progéniture, sont aujourd’hui terriblement
décoratifs, tout comme une œuvre maniériste du XIXe siècle.Pour beaucoup, cette
perspective est insupportable, ils brandissent alors le livre de recette, leurs
livres d’histoire de l’art, ils lisent plus qu’ils ne regardent, ils se
réfèrent au contexte de production.Leur plaisir, ils le trouvent davantage dans
l’audace, voire l’héroïsme de la chose.Lors de ma première visite au Musée
d’Orsay, j’ai été estomaqué par les œuvres pompiers, les débordements, les
étalages allégoriques, un véritable plaisir pour les yeux et pour
l’imaginaire.Dans mes cours d’histoire de l’art on ne m’en avait jamais parlé,
il eut été embarrassant de s’attarder sur ces vulgaires “fioritures de l’âme”…
F.B.:
Et quelle est selon toi l’origine de cette gêne?
A.B.: Le problème vient de la
Renaissance et est lié, entre autres choses, à la perspective qui a engagé les
peintres et la pensée sur la représentation, dans une recherche de la
profondeur.De plus, avec l’exploration de la planète, les innovations
technologiques, les dominations de nouveaux empires, l’homme occidental s’est octroyé
un point de vue privilégié sur le monde, au centre.Avec la perspective, avec
cette percée dans le tableau qui évoque l’au-delà du mon≠de concret,
l’homme s’est retrouvé également en position de face à face avec Dieu.De là
peut-être toutes les réformes et débats religieux dans l’Europe renaissante, on
se débarrassait d’un Dieu gothique et menaçant mais on le gardait tout de même
tout près, derrière le tableau, un tout petit point, le tout et le rien à la
fois.Supprimer tout ce qui gravite, que dis-je, tout ce qui parasite ce point
qui se fait Dieu, c’est le grand débat de l’espace illusoire, une grande
entreprise qui nous mène à ce que j’appelle la transcendance du rien.C’est un
long processus amorcé à la Renais≠sance et qui conditionne encore aujourd’hui
une large part de la production plastique en Occident.La transcendance du rien,
c’est une manie de “catho” qui réduit la beauté cosmologique du monde à un
rapport de l’homme à Dieu.L’homme civilisé et sa morbide obsession du dialogue;
que ce soit avec Platon ou Dieu, le résultat n’en est pas moins une fuite vers
le rien.Dans les représentations picturales d’avant la grande purge
renaissante, ce rapport à Dieu était beaucoup plus menaçant, beaucoup plus
monstrueux, beaucoup plus noir mais aussi beaucoup plus dynamique et riche de
sens, Dieu s’inscrivait dans un récit, pas dans un point, un but à
atteindre.Dieu était partout, dans les forêts, dans les villes et dans les
champs…
F.B.:
Un dieu animiste en somme?
A.B.: Oui et qui avait une
épaisseur.Moi je choisis l’épaisseur à la profondeur.
F.B.:
Les orthodoxes, avec les représentations religieuses, ont bien conservé la
perspective inversée pour la représentation des icônes, quand le sujet se
nivelle au fond et que la matière de la peinture intègre la puissance de la
lumière comme la profondeur d’une réalité physique intérieure.
A.B.: Cette problématique de la
profondeur nous a con≠duit à des délires héroïques comme celui des
américains.Est-ce une coïncidence si les problématiques de la planéité de la
peinture déplace une économie de moyen à une banale économie?À l’inverse, Eugène
Leroy — probablement un des plus grand peintres de l’épaisseur — est peut-être
le seul aujourd’hui qui peigne et figure dans l’épaisseur, dans le tableau, pas
sur ou derrière, mais dans la toile. Il y a encore Peter Greenaway car ses
films sont toujours dans l’épaisseur, quand les trames narratives se
juxtaposent dans l’écran.
F.B.:
Je parlais de perspective inversée de l’icône, mais le russe Tatlin, avec ses
contrereliefs, traitait le coin de l’espace non pas comme un point de fuite,
mais précisément dans l’épaisseur du troisième plan que la jointure de deux
plans fera surgir.Ce que je veux dire c’est qu’il y a autant d’épais≠seur
dans le vide que dans le coin, et qu’avec Malévitch et Rodchenko nous sommes
aussi dans cette épaisseur de la peinture, non pas une épaisseur de matière,
mais une épais≠seur historique en constante évolution.
A.B.: Tatlin prenait également une
position politique avec ses contrereliefs, chacun des matériaux sont utilisés
dans un ensemble cohérent selon ses caractéristiques intrinsèques.Une
individualité dans une collectivité, ça aussi c’est de
l’épais≠≠≠seur, on est loin de la linéarité d’un artiste
structuraliste ou d’un Hans Haacke, ce civilisé engagé! Tu sais que Charles
Fourier oppose toujours l’harmonie au civilisé.La Renaissance, donc l’Antiquité
aussi, c’est un problème de civilisé à l’Européenne, et même ceux qui
s’agrippent aujourd’hui au multiculturalisme le font selon l’ornière
occidentaliste, dans une rhétorique du eux et nous, on est loin du phalanstère
de Fourier.Je me conçois dans un univers en mouvement naturel avec des lois
extrêmement fascinantes et poétiques, une dynamique qui n’a rien à voir avec le
panthéisme de la mesure qui quantifie la moindre des conventions.Ce problème de
profondeur réactualisé à la Renaissance instaure d’abord et avant tout des
conventions qui se mettent au service de la clarté; élaguer pour mieux
contrôler.
F.B.:
Tu veux parler de la pesanteur moraliste liée à notre civilisation?
A.B.: Oui, pour Charles Fourier,
l’insulte la plus catégorique qu’on puisse adresser à quelqu’un c’est de le
traiter de civilisé.
F.B.:
Mais la convention fonctionne tout de même, la preuve en est…
A.B.: Elle fonctionne parce
qu’elle est d’une simplicité enfantine, par conséquent, pratique.La règle en
centimètres est un système qui a prouvé son efficacité, non pas de mesurer mais
d’uniformiser la mesure, donc aisément communicable.C’est un système qui a
séduit par sa clarté, c’est tout con, c’est tout simple.Ne reste plus qu’à
greffer quelques conventions pour que la machine fonctionne, et en avant la
machine civilisée!
F.B.:
On peut dire que l’on revient à l’expérience de Mar≠seille dont tu
parlais auparavant, l’homme sur son carton se moque des conventions sociales,
il semble parfaitement indifférent au monde qui le cerne, bien que se plaçant,
au sens propre du terme, au bas ou en deçà des valeurs de ceux qui construisent
ce monde. Étant en dessous de tout et de tous, par son indifférence il répond à
l’indifférence des autres à sa propre misère; il prend de la hauteur, n’étant
soucieux que des maux de son propre corps sur son tapis de pauvre.Mais alors,
comment conçois-tu, dans le contex≠te fort heureusement moins tragique de
l’art, cette relation au corps?
A.B.: Je me méfie du discours de
l’art contemporain, qui tend à galvauder cette problématique du corps.Le corps
est pour moi d’abord un ensemble d’organes agissant, complexe et fermé sur soi,
tourné vers l’intérieur.Je me souviens d’un texte de Calvino qui raconte les
réflexions d’une cellule dans la mer.En bref, c’est le récit poétique des
stratégies utilisées par celle-ci pour évoluer et faire en sorte qu’elle soit
non seulement dans la mer mais aussi que la mer soit en elle.Cette condition
préside la venue d’organismes beaucoup plus complexes dans leurs architectures
et aptitudes.Ce qui m’amuse ici, c’est que tout ce corps ainsi formé et les
actes qu’il pose gravitent finalement autour d’un tube, de la bouche à
l’anus.Par ce tube, le monde nous pourfend et nous fait monde à la fois.C’est
un échan≠ge de bons procédés si l’on veut.Cogiter le monde, c’est aussi
le chier et ce que le grotesque fait de mieux, c’est de donner à cet état de
fait, au tube digestif, ses lettres de noblesse.Selon moi, les arts plastiques
pensent encore trop souvent le corps sous l’angle des apparences et des
conditions sociales qui régissent ces apparences.Comme je le disais, le corps
est pour moi un faiseur d’actes, il “carbure” de toutes ses forces à manger le
monde pour que le monde le lui rende bien.
F.B.:
Si le corps, comme tu le dis si bien, est tourné sur lui-même, ce même corps
possède autant de seuils ouverts sur le monde que d’orifices mis à sa
disposition… Prendre et être pris, pâtir et agir, manger et être mangé, voilà
les lois qui régissent, hantent et gouvernent autant le corps organique,
l’inconscient individuel et collectif, que les trusts internationaux.
Maintenant parles-moi de “Louis”, ton modèle pour les sculptures que tu
réalises en ce moment, un exemple de personnage rabelaisien, énorme et heureux
de l’être, qui représente à lui seul le renversement pathologique de l’esthétique
saine actuelle.
A.B.: Un jour j’ai trouvé une
gravure de Gargantua en pleine santé entouré de petites vaches, et je me suis
dit qu’il me fallait trouver un modèle obèse qui lui ressemble. Depuis un bon
moment déjà, je travaille avec l’idée du renflement. Au début c’était lié à un
sens cosmologique en rapport à l’espace courbe.J’utilisais de longues bandes de
papier que j’enchâssais dans une structure d’aluminium pour créer des
renflements qui formalisaient ce que j’appelle “des aires événementielles”. À Maastricht,
Andrea Fisher, une artiste invitée par l’Académie, m’a fait remarquer qu’il y
avait avec ces renflements quelque chose proche du carnaval.Dans le carnaval,
il y a toute cette logique de la femme encein≠te, d’une vieille femme qui
est à la fin de sa vie mais qui va engendrer la vie; ou encore, c’est le ventre
du bien manger.Il y a, c’est certain, cette idée d’excroissance dans le
carnaval. J’en suis arrivé à penser qu’il me fallait un très gros personnage
pour mes projets.En Amérique du Nord il y a beaucoup plus d’obèses qu’en
Europe, j’en voyais souvent dans la rue et j’ai fini par trouver Louis.Je
travaille en ce moment sur une série de trois petites sculptures qui
représentent un personnage énorme, avec un ventre non moins énorme, qui essaye
de réaliser des petits gestes tout simples, mais qui lui sont rendus
impossibles à cause de l’em≠barras de son ventre.La première de cette
série représente Louis qui essaye d’enlever quelque chose de collé sous son
pied.Mais à cause de son bourrelet, à cause de son ventre, il ne peut plus voir
son pied, il ne peut même plus tendre le bras pour arracher ce qui le gêne sous
le pied.Ces œuvres feront partie d’une série que j’appelle les Hypertrophées et
qui se veulent la célébration des “œuvres impatientes”.C’est toujours dans
cette logique de rester à l’état de désir, c’est-à-dire de montrer des envies
de faire qui sont rendues impossibles.Dans le cas de Louis, la cause en est son
ventre, mais en même temps ces hypertrophées sont là pour récompenser un acte
qui se manifeste dans une inaptitude, je récompense l’incapacité de finaliser
ce désir de faire.
F.B.:
Ce que tu veux dire c’est que l’acte de faire est une forme utopique, que tu
distingues en fait de l’acte réalisé, c’est-à-dire du projet ou de l’objet
utopique réalisé?
A.B.: Oui, l’utopie, encore une
fois, est bien plus qu’un projet, c’est une rhétorique ou une dynamique qui
englobe tout un processus avant même que le projet ne montre le bout du nez.Je
considère l’utopie comme une manifestation absolument nécessaire, voire
profondément humaine, du besoin de changer sa condition, et avec le grotesque,
par le détrônement de ce qui génère cette condition, c’est un réalisme de
l’introspection qui se met en place.Il éclaire nos perceptions de l’intérieur,
avec ses ambivalences, proliférations et incohérences, donnant ainsi à la
capacité de créer et à son foisonnement une liberté effrontée.En tant que
plasticien, ce besoin s’exprime bien sûr dans le faire, mais ce faire n’est que
le faible écho — et toujours en retard — d’un désir qui peut être parfois très
obscur.Avec “le petit gros”, à cette envie de faire, à cette envie de se
décoller un truc sous le pied, ce qui fait obstacle c’est le ventre, mais pas
un ventre en tant que symptôme d’une impossibilité, c’est au contraire une
chance qu’il ait ce ventre: il lui permet de rester en état de désir, qui
devient du coup, en restant ainsi, un acte de vigilance.On fait le guet devant
ses propres désirs, on reste raide! Ce ventre, c’est un détour, l’inverse du
raccourci, c’est un renflement lent et pervers.Les hypertrophées sont de
petites sculptures académiques.Tu as vu comme c’est bien fait avec des
proportions respectées, et combien c’est ressemblant; bref, un bel objet bien
fini.On connaît cette logique, et pourtant les hypertrophées célébreront
l’impossibilité de finir.C’est un détour encore ici ou, plus exactement, un
renversement de l’objet fini que l’on renvoie à ses devoirs.C’est un constat
d’échec qui garde l’objet fini dans un état où il n’est pas encore fait bien que
fini.
F.B.:
Tu aimes parler du grotesque, tu l’utilises encore dans la vidéo, tu blasphèmes
autant sur le spectateur que sur l’art en crachant l’urine que tu bois sur
l’écran.Il y a, c’est certain, un désir de “profanation” de la morale, mais en
même temps les moyens de l’installation sont modernes, propres et parfaitement
maîtrisés.On peut parler aussi des “seigneurs de l’art”, des institutions qui
détiennent les clés du pouvoir et de leur comportement parfois abusif, mais si
ça marche ainsi n’est-ce pas aussi que tout le monde accepte cette forme de
pouvoir burlesque, de même que l’on peut se satisfaire de ton immoralité?Le
grotesque lui-même n’est-il pas aussi juste derrière la norme, derrière le
masque de l’apparence?En fait, tu cherches à démontrer que la vulgarité tient
davantage dans l’acceptation de ces apparences sociales que dans l’expression
non conventionnelle d’un comportement libérateur du corps et de l’esprit, ce
qui retourne et inverse finalement le fondement de nos valeurs.
A.B.: Les valeurs sociales et le
vulgaire sont les balises d’un même espace de jeu et encore, le mot balise est
sûrement ici trop une “mise en boîte”.Dans le langage, dans le jeu du discours,
on peut avoir recours aux outils dichotomiques pour mettre en scène tel ou tel
point de vue.Mais sur le terrain, dans cet espace de jeu qu’est le réel, il
s’agit d’occuper l’espace.Je ne fais pas un art de point de vue ou de
démonstration et celui qui cherche à comprendre mon travail plutôt qu’à le lire
dans ses effets se trompe d’outils en appliquant des procédés rhétoriques
propres au discours.Utiliser le vulgaire dans une installation vidéo n’est pas
du même ordre que faire parler la folie comme dans l’Éloge de la Folie
d’Érasme. Dans mon travail il n’y a pas cette ironie, encore moins l’idée de
profanation.Il est vrai que mon travail semble, comme tu le dis, bien
maîtrisé.Cela n’est pas une position artistique, mais davantage la conséquence
de ce long processus, ce long détour qu’est mon attachement au faire vis-à-vis
des prémices de l’œuvre, ce faire comme témoin bavard et faste d’une
impossibilité.Je l’ai dit plus haut, une motivation initiale n’est plus qu’une
faible rumeur suite à l’élaboration de l’œuvre — le fameux coefficient d’art de
Duchamp? — et les effets plastiques sont ce par quoi se montrent les pertes et
gains dans la mise en forme de cette motivation.Parfois l’œuvre est surprenante
dans l’éclairage qu’elle donne aux désirs, parfois elle n’est plus qu’un
agrégat maladroit qui ira s’ajouter au gigantesque tas de “l’art pour l’art”.La
liberté artistique c’est peut-être simplement d’accepter cet état de fait, mais
surtout de ne pas croire que l’art pour l’art n’est pas porteur aussi.Les
guérilleros héroïques, les saints protecteurs d’une approximative idée
d’avant-garde, cracheront bien sûr sur ce type de production et sur les
institutions qui présentent ces œuvres.Bien entendu nous sommes fatigués des
murs blancs, de ces galeries et musées froids et déconnectés du bruit de la
rue, mais bon, là encore, une action débridée au coin d’une rue et une œuvre
bien assise sur son socle dans un musée d’État ont besoin l’une de l’autre pour
faire sens, elles font partie du même espace de jeu. Lors de la présentation de
Les Fanfreluches antidotées au Musée d’art contemporain de Montréal, certaines
gens ont vu dans cette œuvre un désir de ma part de faire un bras d’honneur au
musée.Dans leur juvénile rébellion contre l’autorité muséale, ils ont réduit le
vulgaire et mon œuvre au rang d’outil de leur combat! Ils n’ont pas compris que
dans cette vidéo, on urine et crache d’abord sur la maquet≠te en tant
qu’image générique de la notion de projet, et que ces gestes disgracieux s’ils
en sont, font sens et fonctionnent dans le récit de cette œuvre; c’est-à-dire
que c’est la maquette et la projection vidéo qui en sont les boucs émissaires,
qu’ils constituent les lieux, non le contexte, d’où l’œuvre peut être lue et
regardée.Ces infatigables combattants s’approprient donc la dynamique d’une
œuvre pour la mettre au service de leur petite rage, bien trop intéressés
qu’ils sont par le contexte d’une exposition que par ce qu’on trouve dans les
œuvres.Cette appropriation est tout aussi indécente que celle qu’ils dénoncent
de la part d’un musée d’État.Ce qui m’exaspère, plus que la morale en soi, ce sont
ces manifestations maladroites de la part de ceux qui la défendent avec une
certitude niaise et trop appuyée, voire hystérique.C’est sur ceux-là bien sûr
qu’il faudrait cracher puisqu’ils sont déjà, dans leur intégrisme, sur le
terrain du vulgaire, ce qu’ont d’ailleurs fait beaucoup d’artistes américains
qui ont émergé dans les années 80 et qui pratiquaient un cynisme incisif pour
répondre au néoconservatisme de l’ère Reagan. Mais dans cet espace qu’est
l’installation vidéo ce n’est plus de cela qu’il s’agit.Ce n’est plus le choc
des idées ou des opinions, mais simplement la mise en forme d’une motivation
qui, dans un jeu d’échelle, de couleurs, d’environnement sonore, etc, crée un
moment favorable à une occupation d’un espace dominé davantage par des effets
que par des concepts.Or, dans mon travail, ces effets obéissent à une dynamique
grotes≠que, non pas comme qualificatif, mais comme style de
représentation.Ces formes grotesques ne sont pas juste derrière la norme, elles
sont la norme dans ce lieu où se situe mon travail.Mes œuvres, du moins je le
souhaite, sont des moments d’Eutopie plutôt que d’Utopie, là où l’on se masque
et se montre avec son grand nez.Le grotesque n’est pas derrière le masque des
apparences, il est le masque, un outil symbolique à la fois hors et dans la
norme.Le masque fonctionne parce qu’il est partie intégrante du fonctionnement
des apparences, tout comme le carnaval fait partie des rouages
institutionnalisés du fonctionnement social.Ce qui est intéressant avec le
carnaval, c’est justement qu’il n’est pas une rupture, une utopie ou une
révolution, mais davantage une Eutopie (lieu agréable) qui s’inscrit dans la
durée comme un moment — une aire événementielle — le carnaval étant limité
dans le temps.Je suis moi-même assez porté vers un humour pipi caca prout,
disons que je prolonge peut-être un peu trop, selon certains, ce moment.Mais ce
n’est pas par un désir de choquer. Dans la vie de tous les jours j’aime blaguer
sur ces sujets, alors pourquoi pas dans mes œuvres.De plus Bakhtine m’a fait
comprendre toute la richesse cosmologique de ce rire gras, il m’a donné le
courage d’assumer et de faire ce que je fais.Travailler dans
l’épais≠≠≠seur, donc.Au Québec, lorsqu’on dit de quelqu’un
qu’il est épais, c’est qu’il est stupide et si on ajoute «épais dans le plus
mince» c’est qu’il est vraiment un imbécile jusqu’au bout des doigts.Le mince
c’est peut-être ce masque aussi, celui de l’imbécile heureux, celui que l’on
jalouse toujours un peu réveil après réveil.
F.B.:
Il y a différents types de faciès pour exprimer une forme d’esprit, comme le
Pierrot de Watteau qui est particulièrement troublant, et qui révèle une
psychologie hors du commun, si insinuante, si mélancolique… c’est véritablement
un personnage lunaire, magique, un peu androgyne, à la limite de la naïveté, ou
même… de l’imbécillité, de la faiblesse du corps à celle de l’esprit, à
l’opposé des personnages forts, mais dont la présence est incroyable, à la fois
sensuelle et métaphysique.Je suis certain aussi que cette forme de représentation
servira de rempart contre toutes les formes nivelées et insipides de
normalisation, de banalisation…
A.B.: Absolument.L’autre jour je
revoyais le Baron de Münch≠hausen et je me disais que, là aussi, il
s’agit d’une esthétique grotesque, une esthétique dont on aura toujours un
besoin crucial.On le disait, les rythmes baroques reviennent toujours, ils sont
les témoins et le support de systèmes qui ne peuvent être trop aisément mis en
boîte par nos civilités occidentales.Il y a évidemment une énorme différence
entre mon moi individu et mon moi être.L’individu existe dans un espace où
l’autre est nécessaire pour qu’il fonctionne, l’individu interagit — c’est un
fonctionnalisme, tandis que l’être existe envers et contre tous.On le comprend,
l’être a besoin de l’autre pour se différencier, nier sa relation à
l’autre.C’est une affirmation et une négation à la fois, cette interdépendance
est rythmique.Deleuze et Guattari, quand ils parlent de rhizome ou de cette
pensée à l’horizontale, font référence à des ramifications avec la cosmologie
ou les mathématiques pour aboutir à des concepts beaucoup plus baroques que
cartésiens.
F.B.:
Comment expliques-tu que tes problématiques liées au social, à l’environnement,
à l’architecture disparaissent petit à petit de ton travail alors que c’était
quelque chose de très présent auparavant.Maintenant que tu te réfères à Louis,
ton modèle, ce personnage énorme que tu représentes avec une facture classique,
on constate un changement brutal, tant au niveau formel qu’à celui de la
pensée, et qui fait songer à “l’après-coup” du sens dont parlait Roland Barthes
dans Sade,
Fourier, Loyola ?
A.B.: Le lieu de la lecture, voilà
le fabuleux problème soulevé par Barthes.Il ne s’agit plus seulement de poser
un regard mais de se demander d’où l’on regarde.Je le disais plus tôt, le
grotesque est un relativisme, il oblitère l’objet de notre attention nous
laissant certes affreusement seuls, mais cette solitude devient également le
théâtre de nos manies.Devant le modelage d’un hypertrophée, comme tu le dis, de
facture classique, la question n’est pas de faire sens face à l’histoire de
l’art — le retour de la figuration dans l’œuvre sculpturale — ou sur la place
publique — le problème de l’obésité en Amérique du Nord — mais de me jouer de
(avec) mes manies qui gouvernent mon envie de faire cet hypertrophée.C’est un
lieu commun de dire que l’artiste est le premier spectateur de son œuvre, mais
en fait je connais très peu d’artistes qui aujourd’hui pratiquent cet état de
vigilance, c’est-à-dire qui développent des stratégies pour créer cet espace
reclus et fermé.Être un jeune artiste, c’est souvent épater la galerie pour se
faire remarquer, pour espé≠rer bientôt avoir les moyens de prendre le
temps de fonder cet espace où l’œuvre pourra se déployer.Nos œuvres sont jetées
trop rapidement en pâture dans cette arène qu’est la sphère publique.De plus il
est de bon ton maintenant de croire qu’il y a intérêt public dans les œuvres;
la dictature des problématiques, le multiculturalisme, la génétique, les
minorités visibles, l’hygiène dans le corps contem≠≠porain, la
légèreté, le paquet de Marlboro dans les collages d’après guerre, etc, etc.Les
commissaires d’exposition sont devenus des clowns ridicules et paresseux, trop
convaincus que l’art est une “émission d’intérêt public”.En contrepartie, je
mentionnais plus haut cette vague d’artistes américains qui se sont mis à
produire des œuvres extrêmement cyniques pour aller à l’encontre du
néoconservatisme — même chose pour les Européens, quoique, ici, ce sont
les valeurs bourgeoises qui sont visées — mais, là encore, l’espace de lecture
de ces œuvres, c’est la place publique.C’est donc du pareil au même. L’artiste
fou du roi? Barthes le disait, il n’y a aujourd’hui aucun lieu de langage
extérieur à l’idéologie bourgeoise et la seule riposte qu’il envisageait
n’était ni l’affrontement ou la destruction mais bien de disséminer les
fragments de cet héritage.C’est par exemple ce qu’a fait Marcel Broodthaers et
lorsque l’on lui a demandé s’il avait déjà fait de l’art engagé, il a répondu:
«J’essaie autant que possible de circonscrire ce problème en proposant peu et
de l’indifférent.L’espace ne peut conduire qu’au paradis». De même que Fourier
était un utopiste en tant que tel, ce qui importe surtout c’est le jeu dans le
langage que celui-ci a mis en place, écouter l’emportement du message plutôt
que le message.Il devient pour moi de plus en plus nécessaire d’agir d’abord
dans la forme, avec des effets comme témoins de manies qui, selon les cas, me
stoppent ou me rendent lubrique.Ces manies, bien sûr, émergent tout comme moi
du champ social, cependant je cherche de moins en moins à m’attarder au
contexte de cette émergence.Je fais avec comme on dit, et j’aime construire
autour d’elles — les manies — une aire de jeu.Deleuze parle de champ
d’intensités, Barthes, si je me souviens bien, d’insistances.Ce sont des
espaces solitaires et très jouissifs, des théâtres qui furtivement, dans
l’espace public, ne font que nous informer du lieu d’où l’on regarde.Donc, en
ce qui concerne ma pratique, le champ social n’a plus besoin d’être directement
pointé, il n’y a plus de but, plus d’intentions.Il ne reste que des
motivations, je ne cherche plus un sujet, tout comme j’ai cessé d’être obsédé
par la finalité d’une utopie.
Montréal,
octobre 1997
(extrait
de l’entretien)
1-
Frédéric Bouglé : «Alain Benoit,
le non linéaire, le non alignement, le hasard, le chaos», Alain Benoit, The all
terrain landscape / Le paysage tout terrain, édition franco-anglaise,
Délégation Générale du Québec et Jan van Eyck Akademie, Maastricht 1996.