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Frédéric Bouglé index

L’antihéros charnel contre le héros acharné


L’antihéros charnel contre le héros acharné

De l’utopique et du grotesque


Alain Benoit


dialogue avec Frédéric Bouglé


art présence n° 28 (octobre-novembre-décembre 1998)


Sur le tapis volant du clochard

De ceux qui pensent par le ventre

Bakhtine et Rabelais

Le désir de faire mais pas le désir de dire

L’utopie: une révolution sans rien de défini

L’underground du grotesque

Une vision cosmologique et physique pour l’art

Un ventre énorme et des gestes impossibles

Des trophées pour des actes à ne pas faire

En avant la machine civilisée!

La logique de la femme enceinte

L’espace en épaisseur contre l’espace en point de fuite

Le carnaval et les œuvres impatientes

Son ventre c’est sa chance!

L’académique, une entreprise à repenser

Prendre et être pris, manger et être mangé

Occuper l’espace plutôt que discourir

L’imbécile heureux

L’esthétique du grotesque

Une esthétique plus baroque, plus épaisse

L’art n’est pas forcément d’intérêt public

L’emportement du message plutôt que le message

Frédéric Bouglé: Tu mènes un travail qui apparaît bien singulier, et même isolé, face à l’art conceptuel et sociopolitique qui prédomine actuellement.De nature polymorphe, hypertrophique, elliptique et grotesque, ta pensée agit sur l’art comme une résurgence moderne de l’œuvre de Rabelais…

Alain Benoit: Il y a déjà un bon moment qu’il y a des prédispositions rabelaisiennes dans certains aspects de mon travail.Peut-être un moment crucial voire initiatique correspondrait au moment où j’ai réalisé, en 1991, une intervention à Marseille appelée Aire de jeu, et qui consistait en une action sur la rue transposée par la suite en une installation photographique.Cette action prend sens dans le prolongement d’œuvres réalisées à Montréal en 1989-90.Je m’intéressais à l’environnement urbain et, en outre, à des auteurs comme Paul Virilio ou aux écrits de l’architecte américain Robert Venturi. À l’époque, je travaillais à partir d’une rue de Montréal, la rue Mont-Royal qui était très populaire et qui est aujourd’hui très “branchée”.J’extrayais des signes urbains que je mettais en situation dans des œuvres liant la photographie à la sculpture. Donc, quand je suis arrivé à Marseille, une des premières choses à me fasciner fut de voir les cités du nord de la ville.Pour la première fois j’étais confronté aux échecs urbanistiques d’après-guerre en France avec ces complexes HLM. J’ai commencé à me gaver de traités d’urbanisme.J’ai visité quelques cités nouvelles dans le sud de la France où des projets d’habitations sociales étaient censés corriger toutes les erreurs commises. Évidemment “c’était tout propre et tout neuf” mais visuellement et structurellement on ne peut pas dire que c’était une réussite, ces endroits étant pour la plupart et à toutes heures désertés par leurs occupants. À Marseille, place de Castellane, il y avait un clochard ayant une curieuse habitude qui fut très révélatrice pour moi! Le clochard s’installait sur un bout de carton au milieu de la place publique et, tout bonnement, se curait l’urètre, son pénis sortant du pantalon! C’était hallucinant de constater qu’il suffisait au bonhomme de poser son carton au milieu de la place pour délimiter son espace intime et privé.Moi qui pataugeais dans les traités et bonnes intentions des urbanistes et lui, par ce geste conflictuel, qui mettait ainsi en échec tout le caractère institutionnalisé de cette place… Le décalage fut saisissant!

F.B.: Dans les difficultés de ses conditions de survie individuelle, cet homme revendiquait, en quelque sorte, par ce geste iconoclaste, sa propre utopie au centre d’un projet collectif.

A.B.: C’est bien cela qui m’a interpellé, mais aussi le fait qu’il tenait position.Ce clochard prenait ses distances par rapport à la ville, et en même temps on aurait dit qu’il avait un point de vue global, à vol d’oiseau, sur celle-ci.Par extrapolation son carton est devenu pour moi un tapis volant, et j’ai repris cette idée en réalisant cette action dans une rue de Marseille où je m’asseyais sur un tapis que j’avais fabriqué et posé au milieu de la rue.

F.B.: Mais que dire de la vulgarité du geste?

A.B.: Quand un architecte ou un urbaniste dessine un projet sur le papier, c’est un point de vue global sur une situation donnée, c’est l’œil de Dieu si tu veux.L’urbaniste qui se penche sur sa table à dessin et sur un problème structurel ou social à résoudre, a une approche curative.Or, puisque l’on est dans une opération de curetage, on peut penser que le clochard, lui aussi, à sa manière, jouait ce rôle mais dans une gestuelle choquante et évidemment vulgaire.J’ai donc commencé une série de pièces à Marseille en reprenant les flèches de rabattement que l’on peut voir sur les routes françaises; je m’installais sur la route, et je les calquais comme pour l’action dans Aire de jeu dans une logique d’opposition.Je trouvais dans cette signalétique qui indique de se rabattre, un terme guerrier qui me faisait penser à une manœuvre de diversion.Par prolongation je suis passé au carnavalesque en m’intéressant à la rue, non seulement comme espace de combat et de manifestation, mais aussi de rituels festifs.Je me suis alors désintéressé des désastres générés par les urbanistes ou architectes qui abordent l’espace habité comme pathologie à soigner, pour déplacer mes recherches; l’urbanisme et l’utopie étant des voisins de palier… De plus, je sentais que je ne faisais que des prélèvements, que je m’étais fait “constatologue”! Je voulais agir plutôt que réagir.Pour un Canadien, l’engagement social est quelque chose d’assez délicat qui ne se manifeste pas comme en Europe.Disons qu’en général, nous sommes plus “vertueux”, même dans la contestation.L’Amérique du Nord baigne, on le sait, dans le “politically correctness” et cela sous-entend un point de vue moraliste que je n’ai pas.Ce qu’on appelle l’art engagé est pour moi tout sauf “engageant”, que ce soit dans la forme ou dans ses aboutissants.Je me souviens de Mona Hatoum qui me racontait que lors d’une soirée avec des artistes canadiens on lui avait signifié que l’art engagé ne pouvait s’empeser d’un attachement à la forme!? Voilà probablement pourquoi ce type d’art est si souvent pauvre formellement.Que de dispositifs pour illustrer une problématique, de déploiements forcenés d’individus, certes, motivés, mais ridicules aussi dans leur inaptitude à mettre en forme des motivations sans le recours à des civilités qui, à trop foisonner, deviennent des mises en scènes obscènes, beaucoup plus outrageuses que nos animalités ou “som≠bres pulsions”. Enfin, mon passage de l’urbanisme à l’utopie a été grandement facilité par les écrits de Françoise Choay qui a beaucoup étudié ces questions et la filiation entre les deux: ma déception face à l’utopie a été très rapide, cependant c’est dans un de ses textes que j’ai découvert l’existence du livre de Bakhtine sur Rabelais.Pour être bref, Françoise Choay récuse la thèse de Bakhtine faisant du carnavalesque la forme médiévale de l’utopie.Selon elle, les récits des pays de Cocagne n’étant pas un prolongement critique du monde réel, donc pas un modèle ni une cure, ils ne peuvent être considérés comme des utopies.Or, c’est justement cette absence de cure et de modèles salvateurs qui m’a excité.Mon drame, ou ma chance, c’est d’avoir exploré l’utopie et Rabelais en même temps et de surcroît avec la perspective de Bakhtine.Les rapprochements entre le vulgaire et la culture populaire, une rhétorique utopique qui ne conduit pas forcément à la création d’un modèle, tout cela m’a énormément intéressé.Avec l’utopie on met trop souvent l’emphase sur la résultante du projet ou les systèmes mégalomaniaques qui s’y rattachent.Ce qui m’intéresse, c’est cette dynamique qui nous mène à “l’île”, c’est à travers celle-ci que transparaissent les désirs de l’auteur de changer le monde et, encore plus important, les prémices de l’envie de faire.L’utopie appelle aussi ces moments cruciaux.

F.B.: L’utopie qui t’intéresse prend une forme corporelle aussi, celle de Rabelais qui pense par le ventre.C’est une utopie anthropique qui prend assise sur la réalité anthropomorphique, quoi de plus réel que la présence du corps, quoi de plus parlant et de plus étrange que l’intuition irraisonnée de sa gestuelle?

A.B.: J’en suis à un point où je me dis que l’utopie est réalisable parce qu’elle est simplement et surtout la manifestation d’un désir, mais ma perception de l’utopie ne repose pas sur l’île, c’est-à-dire sur sa finalité.Il y a dans l’utopie une charge de désir qui transparaît dans le textuel, et dans sa construction.De toute façon c’est surtout pour moi un procédé rhétorique. Louis Marin dans son livre Utopiques jeux d’espaces a analysé l’Utopie de Thomas More comme un récit.Le recours à Raphaël, témoin fictif de l’Utopie, la mise en espace de son voyage, la morphologie hautement symbolique de l’île, sont ce que j’appelle des stratégies “spatialisantes”. Ces endroits, dans le texte, nous informent davantage des motivations de More que de son projet en tant que tel.Ces espaces induisent de petits moments où se manifestent les désirs de faire.Ces moments valident des perversions, des jeux rhétoriques et des stratégies spatialisantes.En tant que plasticien, ces endroits m’intéressent avec ces doses de désir qui émergent.Quand on parle de désir cela nous mène à l’érotisme.Dans ton texte 1 accompagnant ma publication sur le projet Paysage tout terrain, tu t’es référé à Sade; ça m’a étonné parce que je n’avais jamais considéré toute l’architecture sadienne comme quelque chose qui pouvait m’interpeller.Après tes références à Sade, je suis allé voir et j’ai découvert ce texte magnifique de Roland Barthes sur Sade, Fourier et Loyola.Cela m’a amené au Pavillon d’hiver que j’ai réalisé au Centre d’Art Contemporain de Pougues-les-Eaux où tu m’avais invité en 1993.C’est pourquoi j’ai mis dans la publication le dessin “cabinets solitaires et garde-robes” dessiné par Sade.J’ai tout de suite vu là une similarité dans cette mise en espace avec ma pièce, le désir de Sade et son désir de faire, car dans le mot désir il y a déjà toute une charge érotique qui dépasse l’idée primaire d’une révolution… il faut tuer le bourgeois!

Une des choses que j’essaie de mettre en place dans mes propositions, c’est de faire en sorte qu’elles présentent et se représentent dans leurs failles ou leurs propres faillites.À l’inverse d’une élaboration minutieuse, érigée en contrôlant, j’opte de plus en plus pour une attitude qui serait davantage un état de vigilance plutôt que modélisant.En fait, c’est une “distopie” et à l’égard de l’objet d’art fini, cette méfiance s’exprime de plus en plus par des gestes iconoclastes.Ce n’est plus un travail, juste un acte de présence.Curieusement, plus je suis attentif à l’amorce d’une œuvre, plus mes œuvres, les dernières surtout, sont bâillonnées, elles n’ont plus rien à dire, elles se contentent de montrer, de se montrer.L’état de désir, c’est également un moment de contemplation, se voir désirer juste avant le plaisir.En fait, je détrône la finalité de l’objet ou de la vidéo, et recourir à ce détrônement est pour moi une stratégie à rebours de la mise en chantier.Retarder l’avènement d’une finalité, c’est rester au plus près de l’état de désir qui a présidé l’envie de faire.Favoriser autant que faire se peut la prolongation de cet état, voilà ce qui me motive.Retar≠der l’orgasme en somme, un mythe sadien qui, comme le disait Barthes, nous amène à prendre congé.Si l’on pense à Sade, ce serait quelque chose comme un masochisme amusé qui m’anime — Gilles Deleuze et Félix Guattari en parlent très bien d’ailleurs dans Mille plateaux dans le chapitre intitulé «Comment se faire un corps sans organes» — c’est rester dans cet état de rétention.

F.B.: Cela expliquerait pourquoi les auteurs utopiques sont toujours des hommes, sachant que pour la femme cette rétention n’est pas nécessaire.

A.B.: Je ne sais pas trop, la sexualité féminine reste pour moi un grand mystère, mais il est certain que l’homme a des montées d’héroïsme devant l’érection d’une grande et belle construction, et ce depuis belle lurette, l’Antiquité est d’ailleurs ornée de bittes, on en mettait partout.Moi je présente quelque chose qui n’aboutit pas, il n’y a pas l’orgasme de l’abouti, c’est davantage un onanisme continuel.Des gens m’ont dit, au Musée d’Art Contemporain de Montréal où je présentais l’installation vidéo Les Fanfreluches antidotées, qu’ils se sentaient pris au piège par l’installation et ce malgré une vidéo d’une très courte durée.Ils ne comprenaient pas de quoi il s’agissait exactement, ils sentaient que je m’adressais à eux, mais que le pathétisme de l’entreprise et sa dynamique d’enfermement constituaient l’enjeu.J’ai trouvé cette remarque pertinente et en fait, elle nous plonge dans l’univers carnavalesque.C’est à peu près ça l’emportement tourbillonnaire de cette fête.

F.B.: Cette installation vidéo fonctionne en continu avec des images et du son.Il y a en effet tout un mécanisme répétitif synchronisé qui happe le spectateur par ses moyens directs, comme ce rire qui vient du ventre, presque énervant, et qui revient comme le refrain sans ambages d’une chanson paillarde.Cette installation, il est vrai, prend l’allure d’un piège, d’une machine, d’une araignée fatale qui tend ses fils sur nos perceptions tétanisées.L’œuvre interpelle certains fantasmes enfouis, comme celui de boire l’urine (certains affirment qu’il y a là une forme de thérapie homéopathique…).C’est là aussi que tu affirmes tes formes grotesques en faisant saillir ces désirs refoulés, ces images convulsives, ces rituels déplacés, ces troubles oubliés, mais en te servant de puissants leviers méthodiques où le répulsif stimule l’attractif; c’est là aussi que le geste vulgaire devient porteur d’énigme et protecteur de sens.

A.B.: La traduction contemporaine de Les Fanfreluches antidotées serait quelque chose comme “balivernes pourvues d’antidotes”.C’est le titre du deuxième chapitre de Gar≠gan≠tua de Rabelais.Les Fanfreluches sont une énigme, un genre littéraire à la mode au XVIe siècle qui consistait à décrire un sujet banal par le recours abusif à des images incohérentes; c’est, si l’on veut, la forme qui l’emporte sur le contenu.Cette installation vidéo est en fait un segment du projet Paysage tout terrain sur lequel je travaille depuis quatre ans. Ce projet c’est d’abord une machine que j’ai construite lors de mon séjour à la Jan van Eyck Akademie de Maastricht aux Pays-Bas.Cette machine n’a aucune autonomie, elle doit, pour se mouvoir, être poussée et tirée par des gens. Au Québec, on utilise l’expression “Pelleteur de nuages” pour qualifier une personne qui a toujours des idées utopiques ou farfelues qui ne peuvent pas prendre forme.Cette machine, je la voulais énorme et complètement ridicule, mais surtout, je voulais qu’elle figure un nuage. Dans la vidéo qui dure 28 minutes, on assiste à plusieurs situations gravitant autour de trois processions.Entre chacune d’elles s’intercalent des saynètes, de petites fictions qui mettent en scène notre pelleteur de nuages passant un mauvais quart d’heure.Les processions sont donc pour notre héros déchu un moyen de quitter une situation conflictuelle, d’aller se faire voir ailleurs! Cependant ces processions ne sont pas de tout repos, et si elles correspondent d’une certaine façon à des moments où l’action se déroule dans le réel, dans la rue pour la procession de Mont≠réal, nous comprendrons que les fuites du héros, dans l’imaginaire ou dans le réel, sont tout autant problématiques.Avec les processions, la machine est donc à la fois le témoin privilégié de ces “sauve-qui-peut” tout en étant la charge utopique que trimbale inlassablement le pelleteur de nuages.

F.B.: La procession c’est aussi un jeu carnavalesque, une sorte de rituel communautaire. Peux-tu nous préciser ce que tu entends par procession?

A.B.: Selon la trame narrative de la vidéo, la première procession se déroule en milieu urbain à Montréal. Elle mise sur l’interaction et l’étonnement des gens face à la présence de la machine.La seconde se déroule sur un lac et reprend le principe d’une bataille navale.En fait je me fais mitrailler à coups d’oranges. Ici je fais un parallèle avec ce qui se passe à Binche en Belgique lors du carnaval.Lors de la procession finale de cette fête, les Gilles de Binche, personnages emblématiques de ce carnaval, distribuent des oranges aux gens.Le tout finit dans une guerre où les spectateurs et les Gilles se lancent des oranges en pleine poire.Une pluie de milliers d’oranges s’abat dans les rues et la ville entière sent le jus de ce fruit.Il y aura donc avec la procession sur le lac une juxtaposition avec les Gilles et les acteurs qui me feront une guerre frugale.La dernière procession se passe à la campagne, on monte une pente abrupte menant à des prairies herbeuses.On doit, pour tirer Le Paysage tout terrain vers le sommet, réaliser un effort surhumain, cela est évidemment absurde, surtout que pour accéder au plateau, il nous faut passer la machine par dessus une clôture.Lors de l’ascension, la caméra montre la pente en contrebas, on y voit les dernières maisons du village qui se dessinent au loin.On comprend qu’on quitte enfin un monde civilisé pour se diriger ensuite vers un champ sans aucune marque de présence humaine, sur un plan horizontal, une surface lisse.C’est avec ces images que se termine la vidéo, que l’on disparaît dans l’horizon, dans une fin hollywoodienne… Mais avant que tout cela se termine, notre héros devenu antihéros bien malgré lui, subira un dernier affront.On lui fait remarquer qu’il a un affreux bouton d’acné sur le nez! Là, tout s’effondre.On fait des efforts considérables pour qu’un projet existe et puis un simple bouton d’acné sur le visage fait tout basculer.

F.B.: Mais revenons aux Fanfreluches antidotées.

A.B.: Cet extrait, donc, se prêtait bien à une mise en espace parce qu’il offrait la possibilité du jeu d’échelles entre les deux projections, la grande et la petite, le géant et le nain, deux créatures grotesques par excellence.Dans le projet Paysage tout terrain, cette séquence suivra un long plaidoyer, lourd et nostalgique, sur l’idée d’une révolte, mai 68, que l’on ressasse telle une litanie.Les Fanfreluches sont donc un désaveu de l’apologie qui précède, c’est littéralement un «Ferme ta gueule ou je te pisse dedans», ou mieux encore, «Ce que tu dis c’est du pipi de chat», et dans le cas présent, du pipi de chatte et de chien.Dans le contexte de l’installation vidéo, l’emphase est mise sur ma chute et sur l’affaissement de la maquette, c’est davantage le détrônement du projet et de son protagoniste en tant que tel.Le geste d’uriner sur un objet ou sur quelqu’un est très chargé symboliquement et sexuellement; c’est, ici encore, un masochisme.De plus, boire l’urine, c’est une occupation — encore un terme guerrier — de l’espace de la parole, ce qui est débauché avec cette installation, ce qui est noyé, c’est la parole.Uriner de la parole donc, c’est un renversement typiquement grotesque, voilà l’antidote.J’ai trouvé dans le grotesque et dans le carnaval, dans ces procédés comme tu le dis, car c’est bien de cela qu’il s’agit, des bouleversements rieurs, des retournements enjoués, des effondrements vulgaires, en bref, de drôles de révolutions, mais des révolutions qui mettent uniquement en scène le regard.C’est un relativisme absurde, c’est-à-dire que le détrônement de l’objet ou des conventions des pouvoirs institutionnalisés et des règles admises…, c’est l’oblitération de ce sur quoi le regard se pose.Par exemple, lors d’un carnaval, le fou du village devient roi et on le promène sur un char allégorique.L’aspect temporaire de roi détrôné montre dans l’alternance, le renversement, l’intention de porter un regard en direction d’un possible, de faire du regard le témoin d’une variation.La grossièreté et l’exagération de ce misérable roi, le vrai et le faux sont tels que même le fou du village ne peut accéder au statut de prototype.Le roi et le fou s’hybrident et comme on le sait, particulièrement dans le règne animal, l’hybride ne peut que rarement se reproduire.Cette dynamique n’induit aucun modèle ni même de prototype, juste une variation; on n’assiste pas à un balayage, c’est uniquement un moment où un regard actif, voire agissant, est mis en scène, c’est une métamorphose inachevée et qui ne résultera pas, c’est cela le grotesque.Le terme provient d’ailleurs d’Italie et désignait originellement des dessins de créatures mi-homme mi-animal ornant les souterrains de la “domus aurea” à Rome, voilà pourquoi on a qualifié ses dessins de “grotesques”. Rien de plus underground que le grotesque!

F.B.: Voilà qui nous ramène aux origines de la peinture qui commence, comme chacun sait, dans les grottes il y a plus de quinze mille ans (un exemple de musée en ce qui concer≠ne la préservation de l’art qui n’est pas prétexte à la construction d’une architecture). Enfin, il y a aussi quelque chose de païen dans l’art grotesque.C’est un art, une forme, une pensée qui, comme le baroque, reviendra toujours pointer sa tête joviale et bouffonne, mais qu’on ne comprendra pas nécessairement, parce que l’environnement qui l’a créé, le terreau d’où il vient, n’y sont plus vraiment.

A.B.: Tu sais que l’origine du mot carnaval vient de “carnelevare” donc “ôter la viande”; avec le christianisme, cette fête précède le carême.Une autre hypothèse serait le “carrum navale”, le nom latin du char en forme de navire accompagnant les processions en l’honneur de Dionysos lors des Grandes Dionysies d’Athènes.Et encore, on sait qu’il y avait lors de cette fête des sacrifices, une autre référence à la viande.Au Québec quand quelque chose est faible ou insuffisant ou quand quelque chose reste trop évasif, on dit que “ça manque de viande”, l’équivalent bien entendu du qualificatif “désincarné”.De plus, avec la viande, il y a toute une logique érotique, se faire manger…

F.B.: Et les (gr)images de squelette ou de crâne restent les premiers masques et costumes utilisés dans le carnaval, comme dans la fête anglo-saxone d’Halloween si célèbre au Canada et qui commence à se pratiquer en France.Tu te souviens aussi dans le film québécois Léolo, l’enfant pratique ses premières émotions avec une tranche de viande fendue en son milieu… mais comment conçois-tu cet esprit grotesque par rapport au retour à la modernité, cette modernité dont tu réprouves la morale tout en utilisant avec aisance les techniques de ses moyens.

A.B.: Pendant des décennies les artistes se sont engagés dans une entreprise de réduction de la modernité dans les arts plastiques; le carré blanc sur fond blanc et ses aboutissants jusqu’aux années d’après guerre, tout cela c’est très bien, c’est une belle aventure, on a fait table rase mais du coup on a retiré tous les condiments, toutes les épices et le sel pour un repas.C’est comme si l’on nous invitait à une table et qu’il n’y avait aucun plat de préparé mais seulement tous les ingrédients, c’est le règne du “faites-le vous-même”.L’artiste post-moderne — si cette créature existe vraiment — prendra ces ingrédients, les réagencera et s’exclamera avec fierté, «regardez ce que j’en ai fait!», et le convive d’à côté, au lieu de s’asseoir et simplement bouffer, en rajoutera, un peu de ceci et moins de cela, on revisite, renifle et rebiffe constamment l’assiette de notre voisin de table.La postmodernité, du moins ses relents d’avant-garde, c’est un peu comme cela que je la perçois et la vis.Si la production plastique se détache, selon moi, de plus en plus de l’utopie moderne, le discours et la critique sur l’art restent encore bel et bien modernes.Le carré blanc sur fond blanc et surtout son innombrable progéniture, sont aujourd’hui terriblement décoratifs, tout comme une œuvre maniériste du XIXe siècle.Pour beaucoup, cette perspective est insupportable, ils brandissent alors le livre de recette, leurs livres d’histoire de l’art, ils lisent plus qu’ils ne regardent, ils se réfèrent au contexte de production.Leur plaisir, ils le trouvent davantage dans l’audace, voire l’héroïsme de la chose.Lors de ma première visite au Musée d’Orsay, j’ai été estomaqué par les œuvres pompiers, les débordements, les étalages allégoriques, un véritable plaisir pour les yeux et pour l’imaginaire.Dans mes cours d’histoire de l’art on ne m’en avait jamais parlé, il eut été embarrassant de s’attarder sur ces vulgaires “fioritures de l’âme”…

F.B.: Et quelle est selon toi l’origine de cette gêne?

A.B.: Le problème vient de la Renaissance et est lié, entre autres choses, à la perspective qui a engagé les peintres et la pensée sur la représentation, dans une recherche de la profondeur.De plus, avec l’exploration de la planète, les innovations technologiques, les dominations de nouveaux empires, l’homme occidental s’est octroyé un point de vue privilégié sur le monde, au centre.Avec la perspective, avec cette percée dans le tableau qui évoque l’au-delà du mon≠de concret, l’homme s’est retrouvé également en position de face à face avec Dieu.De là peut-être toutes les réformes et débats religieux dans l’Europe renaissante, on se débarrassait d’un Dieu gothique et menaçant mais on le gardait tout de même tout près, derrière le tableau, un tout petit point, le tout et le rien à la fois.Supprimer tout ce qui gravite, que dis-je, tout ce qui parasite ce point qui se fait Dieu, c’est le grand débat de l’espace illusoire, une grande entreprise qui nous mène à ce que j’appelle la transcendance du rien.C’est un long processus amorcé à la Renais≠sance et qui conditionne encore aujourd’hui une large part de la production plastique en Occident.La transcendance du rien, c’est une manie de “catho” qui réduit la beauté cosmologique du monde à un rapport de l’homme à Dieu.L’homme civilisé et sa morbide obsession du dialogue; que ce soit avec Platon ou Dieu, le résultat n’en est pas moins une fuite vers le rien.Dans les représentations picturales d’avant la grande purge renaissante, ce rapport à Dieu était beaucoup plus menaçant, beaucoup plus monstrueux, beaucoup plus noir mais aussi beaucoup plus dynamique et riche de sens, Dieu s’inscrivait dans un récit, pas dans un point, un but à atteindre.Dieu était partout, dans les forêts, dans les villes et dans les champs…

F.B.: Un dieu animiste en somme?

A.B.: Oui et qui avait une épaisseur.Moi je choisis l’épaisseur à la profondeur.

F.B.: Les orthodoxes, avec les représentations religieuses, ont bien conservé la perspective inversée pour la représentation des icônes, quand le sujet se nivelle au fond et que la matière de la peinture intègre la puissance de la lumière comme la profondeur d’une réalité physique intérieure.

A.B.: Cette problématique de la profondeur nous a con≠duit à des délires héroïques comme celui des américains.Est-ce une coïncidence si les problématiques de la planéité de la peinture déplace une économie de moyen à une banale économie?À l’inverse, Eugène Leroy — probablement un des plus grand peintres de l’épaisseur — est peut-être le seul aujourd’hui qui peigne et figure dans l’épaisseur, dans le tableau, pas sur ou derrière, mais dans la toile. Il y a encore Peter Greenaway car ses films sont toujours dans l’épaisseur, quand les trames narratives se juxtaposent dans l’écran.

F.B.: Je parlais de perspective inversée de l’icône, mais le russe Tatlin, avec ses contrereliefs, traitait le coin de l’espace non pas comme un point de fuite, mais précisément dans l’épaisseur du troisième plan que la jointure de deux plans fera surgir.Ce que je veux dire c’est qu’il y a autant d’épais≠seur dans le vide que dans le coin, et qu’avec Malévitch et Rodchenko nous sommes aussi dans cette épaisseur de la peinture, non pas une épaisseur de matière, mais une épais≠seur historique en constante évolution.

A.B.: Tatlin prenait également une position politique avec ses contrereliefs, chacun des matériaux sont utilisés dans un ensemble cohérent selon ses caractéristiques intrinsèques.Une individualité dans une collectivité, ça aussi c’est de l’épais≠≠≠seur, on est loin de la linéarité d’un artiste structuraliste ou d’un Hans Haacke, ce civilisé engagé! Tu sais que Charles Fourier oppose toujours l’harmonie au civilisé.La Renaissance, donc l’Antiquité aussi, c’est un problème de civilisé à l’Européenne, et même ceux qui s’agrippent aujourd’hui au multiculturalisme le font selon l’ornière occidentaliste, dans une rhétorique du eux et nous, on est loin du phalanstère de Fourier.Je me conçois dans un univers en mouvement naturel avec des lois extrêmement fascinantes et poétiques, une dynamique qui n’a rien à voir avec le panthéisme de la mesure qui quantifie la moindre des conventions.Ce problème de profondeur réactualisé à la Renaissance instaure d’abord et avant tout des conventions qui se mettent au service de la clarté; élaguer pour mieux contrôler.

F.B.: Tu veux parler de la pesanteur moraliste liée à notre civilisation?

A.B.: Oui, pour Charles Fourier, l’insulte la plus catégorique qu’on puisse adresser à quelqu’un c’est de le traiter de civilisé.

F.B.: Mais la convention fonctionne tout de même, la preuve en est…

A.B.: Elle fonctionne parce qu’elle est d’une simplicité enfantine, par conséquent, pratique.La règle en centimètres est un système qui a prouvé son efficacité, non pas de mesurer mais d’uniformiser la mesure, donc aisément communicable.C’est un système qui a séduit par sa clarté, c’est tout con, c’est tout simple.Ne reste plus qu’à greffer quelques conventions pour que la machine fonctionne, et en avant la machine civilisée!

F.B.: On peut dire que l’on revient à l’expérience de Mar≠seille dont tu parlais auparavant, l’homme sur son carton se moque des conventions sociales, il semble parfaitement indifférent au monde qui le cerne, bien que se plaçant, au sens propre du terme, au bas ou en deçà des valeurs de ceux qui construisent ce monde. Étant en dessous de tout et de tous, par son indifférence il répond à l’indifférence des autres à sa propre misère; il prend de la hauteur, n’étant soucieux que des maux de son propre corps sur son tapis de pauvre.Mais alors, comment conçois-tu, dans le contex≠te fort heureusement moins tragique de l’art, cette relation au corps?

A.B.: Je me méfie du discours de l’art contemporain, qui tend à galvauder cette problématique du corps.Le corps est pour moi d’abord un ensemble d’organes agissant, complexe et fermé sur soi, tourné vers l’intérieur.Je me souviens d’un texte de Calvino qui raconte les réflexions d’une cellule dans la mer.En bref, c’est le récit poétique des stratégies utilisées par celle-ci pour évoluer et faire en sorte qu’elle soit non seulement dans la mer mais aussi que la mer soit en elle.Cette condition préside la venue d’organismes beaucoup plus complexes dans leurs architectures et aptitudes.Ce qui m’amuse ici, c’est que tout ce corps ainsi formé et les actes qu’il pose gravitent finalement autour d’un tube, de la bouche à l’anus.Par ce tube, le monde nous pourfend et nous fait monde à la fois.C’est un échan≠ge de bons procédés si l’on veut.Cogiter le monde, c’est aussi le chier et ce que le grotesque fait de mieux, c’est de donner à cet état de fait, au tube digestif, ses lettres de noblesse.Selon moi, les arts plastiques pensent encore trop souvent le corps sous l’angle des apparences et des conditions sociales qui régissent ces apparences.Comme je le disais, le corps est pour moi un faiseur d’actes, il “carbure” de toutes ses forces à manger le monde pour que le monde le lui rende bien.

F.B.: Si le corps, comme tu le dis si bien, est tourné sur lui-même, ce même corps possède autant de seuils ouverts sur le monde que d’orifices mis à sa disposition… Prendre et être pris, pâtir et agir, manger et être mangé, voilà les lois qui régissent, hantent et gouvernent autant le corps organique, l’inconscient individuel et collectif, que les trusts internationaux. Maintenant parles-moi de “Louis”, ton modèle pour les sculptures que tu réalises en ce moment, un exemple de personnage rabelaisien, énorme et heureux de l’être, qui représente à lui seul le renversement pathologique de l’esthétique saine actuelle.

A.B.: Un jour j’ai trouvé une gravure de Gargantua en pleine santé entouré de petites vaches, et je me suis dit qu’il me fallait trouver un modèle obèse qui lui ressemble. Depuis un bon moment déjà, je travaille avec l’idée du renflement. Au début c’était lié à un sens cosmologique en rapport à l’espace courbe.J’utilisais de longues bandes de papier que j’enchâssais dans une structure d’aluminium pour créer des renflements qui formalisaient ce que j’appelle “des aires événementielles”. À Maastricht, Andrea Fisher, une artiste invitée par l’Académie, m’a fait remarquer qu’il y avait avec ces renflements quelque chose proche du carnaval.Dans le carnaval, il y a toute cette logique de la femme encein≠te, d’une vieille femme qui est à la fin de sa vie mais qui va engendrer la vie; ou encore, c’est le ventre du bien manger.Il y a, c’est certain, cette idée d’excroissance dans le carnaval. J’en suis arrivé à penser qu’il me fallait un très gros personnage pour mes projets.En Amérique du Nord il y a beaucoup plus d’obèses qu’en Europe, j’en voyais souvent dans la rue et j’ai fini par trouver Louis.Je travaille en ce moment sur une série de trois petites sculptures qui représentent un personnage énorme, avec un ventre non moins énorme, qui essaye de réaliser des petits gestes tout simples, mais qui lui sont rendus impossibles à cause de l’em≠barras de son ventre.La première de cette série représente Louis qui essaye d’enlever quelque chose de collé sous son pied.Mais à cause de son bourrelet, à cause de son ventre, il ne peut plus voir son pied, il ne peut même plus tendre le bras pour arracher ce qui le gêne sous le pied.Ces œuvres feront partie d’une série que j’appelle les Hypertrophées et qui se veulent la célébration des “œuvres impatientes”.C’est toujours dans cette logique de rester à l’état de désir, c’est-à-dire de montrer des envies de faire qui sont rendues impossibles.Dans le cas de Louis, la cause en est son ventre, mais en même temps ces hypertrophées sont là pour récompenser un acte qui se manifeste dans une inaptitude, je récompense l’incapacité de finaliser ce désir de faire.

F.B.: Ce que tu veux dire c’est que l’acte de faire est une forme utopique, que tu distingues en fait de l’acte réalisé, c’est-à-dire du projet ou de l’objet utopique réalisé?

A.B.: Oui, l’utopie, encore une fois, est bien plus qu’un projet, c’est une rhétorique ou une dynamique qui englobe tout un processus avant même que le projet ne montre le bout du nez.Je considère l’utopie comme une manifestation absolument nécessaire, voire profondément humaine, du besoin de changer sa condition, et avec le grotesque, par le détrônement de ce qui génère cette condition, c’est un réalisme de l’introspection qui se met en place.Il éclaire nos perceptions de l’intérieur, avec ses ambivalences, proliférations et incohérences, donnant ainsi à la capacité de créer et à son foisonnement une liberté effrontée.En tant que plasticien, ce besoin s’exprime bien sûr dans le faire, mais ce faire n’est que le faible écho — et toujours en retard — d’un désir qui peut être parfois très obscur.Avec “le petit gros”, à cette envie de faire, à cette envie de se décoller un truc sous le pied, ce qui fait obstacle c’est le ventre, mais pas un ventre en tant que symptôme d’une impossibilité, c’est au contraire une chance qu’il ait ce ventre: il lui permet de rester en état de désir, qui devient du coup, en restant ainsi, un acte de vigilance.On fait le guet devant ses propres désirs, on reste raide! Ce ventre, c’est un détour, l’inverse du raccourci, c’est un renflement lent et pervers.Les hypertrophées sont de petites sculptures académiques.Tu as vu comme c’est bien fait avec des proportions respectées, et combien c’est ressemblant; bref, un bel objet bien fini.On connaît cette logique, et pourtant les hypertrophées célébreront l’impossibilité de finir.C’est un détour encore ici ou, plus exactement, un renversement de l’objet fini que l’on renvoie à ses devoirs.C’est un constat d’échec qui garde l’objet fini dans un état où il n’est pas encore fait bien que fini.

F.B.: Tu aimes parler du grotesque, tu l’utilises encore dans la vidéo, tu blasphèmes autant sur le spectateur que sur l’art en crachant l’urine que tu bois sur l’écran.Il y a, c’est certain, un désir de “profanation” de la morale, mais en même temps les moyens de l’installation sont modernes, propres et parfaitement maîtrisés.On peut parler aussi des “seigneurs de l’art”, des institutions qui détiennent les clés du pouvoir et de leur comportement parfois abusif, mais si ça marche ainsi n’est-ce pas aussi que tout le monde accepte cette forme de pouvoir burlesque, de même que l’on peut se satisfaire de ton immoralité?Le grotesque lui-même n’est-il pas aussi juste derrière la norme, derrière le masque de l’apparence?En fait, tu cherches à démontrer que la vulgarité tient davantage dans l’acceptation de ces apparences sociales que dans l’expression non conventionnelle d’un comportement libérateur du corps et de l’esprit, ce qui retourne et inverse finalement le fondement de nos valeurs.

A.B.: Les valeurs sociales et le vulgaire sont les balises d’un même espace de jeu et encore, le mot balise est sûrement ici trop une “mise en boîte”.Dans le langage, dans le jeu du discours, on peut avoir recours aux outils dichotomiques pour mettre en scène tel ou tel point de vue.Mais sur le terrain, dans cet espace de jeu qu’est le réel, il s’agit d’occuper l’espace.Je ne fais pas un art de point de vue ou de démonstration et celui qui cherche à comprendre mon travail plutôt qu’à le lire dans ses effets se trompe d’outils en appliquant des procédés rhétoriques propres au discours.Utiliser le vulgaire dans une installation vidéo n’est pas du même ordre que faire parler la folie comme dans l’Éloge de la Folie d’Érasme. Dans mon travail il n’y a pas cette ironie, encore moins l’idée de profanation.Il est vrai que mon travail semble, comme tu le dis, bien maîtrisé.Cela n’est pas une position artistique, mais davantage la conséquence de ce long processus, ce long détour qu’est mon attachement au faire vis-à-vis des prémices de l’œuvre, ce faire comme témoin bavard et faste d’une impossibilité.Je l’ai dit plus haut, une motivation initiale n’est plus qu’une faible rumeur suite à l’élaboration de l’œuvre — le fameux coefficient d’art de Duchamp? — et les effets plastiques sont ce par quoi se montrent les pertes et gains dans la mise en forme de cette motivation.Parfois l’œuvre est surprenante dans l’éclairage qu’elle donne aux désirs, parfois elle n’est plus qu’un agrégat maladroit qui ira s’ajouter au gigantesque tas de “l’art pour l’art”.La liberté artistique c’est peut-être simplement d’accepter cet état de fait, mais surtout de ne pas croire que l’art pour l’art n’est pas porteur aussi.Les guérilleros héroïques, les saints protecteurs d’une approximative idée d’avant-garde, cracheront bien sûr sur ce type de production et sur les institutions qui présentent ces œuvres.Bien entendu nous sommes fatigués des murs blancs, de ces galeries et musées froids et déconnectés du bruit de la rue, mais bon, là encore, une action débridée au coin d’une rue et une œuvre bien assise sur son socle dans un musée d’État ont besoin l’une de l’autre pour faire sens, elles font partie du même espace de jeu. Lors de la présentation de Les Fanfreluches antidotées au Musée d’art contemporain de Montréal, certaines gens ont vu dans cette œuvre un désir de ma part de faire un bras d’honneur au musée.Dans leur juvénile rébellion contre l’autorité muséale, ils ont réduit le vulgaire et mon œuvre au rang d’outil de leur combat! Ils n’ont pas compris que dans cette vidéo, on urine et crache d’abord sur la maquet≠te en tant qu’image générique de la notion de projet, et que ces gestes disgracieux s’ils en sont, font sens et fonctionnent dans le récit de cette œuvre; c’est-à-dire que c’est la maquette et la projection vidéo qui en sont les boucs émissaires, qu’ils constituent les lieux, non le contexte, d’où l’œuvre peut être lue et regardée.Ces infatigables combattants s’approprient donc la dynamique d’une œuvre pour la mettre au service de leur petite rage, bien trop intéressés qu’ils sont par le contexte d’une exposition que par ce qu’on trouve dans les œuvres.Cette appropriation est tout aussi indécente que celle qu’ils dénoncent de la part d’un musée d’État.Ce qui m’exaspère, plus que la morale en soi, ce sont ces manifestations maladroites de la part de ceux qui la défendent avec une certitude niaise et trop appuyée, voire hystérique.C’est sur ceux-là bien sûr qu’il faudrait cracher puisqu’ils sont déjà, dans leur intégrisme, sur le terrain du vulgaire, ce qu’ont d’ailleurs fait beaucoup d’artistes américains qui ont émergé dans les années 80 et qui pratiquaient un cynisme incisif pour répondre au néoconservatisme de l’ère Reagan. Mais dans cet espace qu’est l’installation vidéo ce n’est plus de cela qu’il s’agit.Ce n’est plus le choc des idées ou des opinions, mais simplement la mise en forme d’une motivation qui, dans un jeu d’échelle, de couleurs, d’environnement sonore, etc, crée un moment favorable à une occupation d’un espace dominé davantage par des effets que par des concepts.Or, dans mon travail, ces effets obéissent à une dynamique grotes≠que, non pas comme qualificatif, mais comme style de représentation.Ces formes grotesques ne sont pas juste derrière la norme, elles sont la norme dans ce lieu où se situe mon travail.Mes œuvres, du moins je le souhaite, sont des moments d’Eutopie plutôt que d’Utopie, là où l’on se masque et se montre avec son grand nez.Le grotesque n’est pas derrière le masque des apparences, il est le masque, un outil symbolique à la fois hors et dans la norme.Le masque fonctionne parce qu’il est partie intégrante du fonctionnement des apparences, tout comme le carnaval fait partie des rouages institutionnalisés du fonctionnement social.Ce qui est intéressant avec le carnaval, c’est justement qu’il n’est pas une rupture, une utopie ou une révolution, mais davantage une Eutopie (lieu agréable) qui s’inscrit dans la durée comme un moment — une aire événementielle — le carnaval étant limité dans le temps.Je suis moi-même assez porté vers un humour pipi caca prout, disons que je prolonge peut-être un peu trop, selon certains, ce moment.Mais ce n’est pas par un désir de choquer. Dans la vie de tous les jours j’aime blaguer sur ces sujets, alors pourquoi pas dans mes œuvres.De plus Bakhtine m’a fait comprendre toute la richesse cosmologique de ce rire gras, il m’a donné le courage d’assumer et de faire ce que je fais.Travailler dans l’épais≠≠≠seur, donc.Au Québec, lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il est épais, c’est qu’il est stupide et si on ajoute «épais dans le plus mince» c’est qu’il est vraiment un imbécile jusqu’au bout des doigts.Le mince c’est peut-être ce masque aussi, celui de l’imbécile heureux, celui que l’on jalouse toujours un peu réveil après réveil.

F.B.: Il y a différents types de faciès pour exprimer une forme d’esprit, comme le Pierrot de Watteau qui est particulièrement troublant, et qui révèle une psychologie hors du commun, si insinuante, si mélancolique… c’est véritablement un personnage lunaire, magique, un peu androgyne, à la limite de la naïveté, ou même… de l’imbécillité, de la faiblesse du corps à celle de l’esprit, à l’opposé des personnages forts, mais dont la présence est incroyable, à la fois sensuelle et métaphysique.Je suis certain aussi que cette forme de représentation servira de rempart contre toutes les formes nivelées et insipides de normalisation, de banalisation…

A.B.: Absolument.L’autre jour je revoyais le Baron de Münch≠hausen et je me disais que, là aussi, il s’agit d’une esthétique grotesque, une esthétique dont on aura toujours un besoin crucial.On le disait, les rythmes baroques reviennent toujours, ils sont les témoins et le support de systèmes qui ne peuvent être trop aisément mis en boîte par nos civilités occidentales.Il y a évidemment une énorme différence entre mon moi individu et mon moi être.L’individu existe dans un espace où l’autre est nécessaire pour qu’il fonctionne, l’individu interagit — c’est un fonctionnalisme, tandis que l’être existe envers et contre tous.On le comprend, l’être a besoin de l’autre pour se différencier, nier sa relation à l’autre.C’est une affirmation et une négation à la fois, cette interdépendance est rythmique.Deleuze et Guattari, quand ils parlent de rhizome ou de cette pensée à l’horizontale, font référence à des ramifications avec la cosmologie ou les mathématiques pour aboutir à des concepts beaucoup plus baroques que cartésiens.

F.B.: Comment expliques-tu que tes problématiques liées au social, à l’environnement, à l’architecture disparaissent petit à petit de ton travail alors que c’était quelque chose de très présent auparavant.Maintenant que tu te réfères à Louis, ton modèle, ce personnage énorme que tu représentes avec une facture classique, on constate un changement brutal, tant au niveau formel qu’à celui de la pensée, et qui fait songer à “l’après-coup” du sens dont parlait Roland Barthes dans Sade, Fourier, Loyola ?

A.B.: Le lieu de la lecture, voilà le fabuleux problème soulevé par Barthes.Il ne s’agit plus seulement de poser un regard mais de se demander d’où l’on regarde.Je le disais plus tôt, le grotesque est un relativisme, il oblitère l’objet de notre attention nous laissant certes affreusement seuls, mais cette solitude devient également le théâtre de nos manies.Devant le modelage d’un hypertrophée, comme tu le dis, de facture classique, la question n’est pas de faire sens face à l’histoire de l’art — le retour de la figuration dans l’œuvre sculpturale — ou sur la place publique — le problème de l’obésité en Amérique du Nord — mais de me jouer de (avec) mes manies qui gouvernent mon envie de faire cet hypertrophée.C’est un lieu commun de dire que l’artiste est le premier spectateur de son œuvre, mais en fait je connais très peu d’artistes qui aujourd’hui pratiquent cet état de vigilance, c’est-à-dire qui développent des stratégies pour créer cet espace reclus et fermé.Être un jeune artiste, c’est souvent épater la galerie pour se faire remarquer, pour espé≠rer bientôt avoir les moyens de prendre le temps de fonder cet espace où l’œuvre pourra se déployer.Nos œuvres sont jetées trop rapidement en pâture dans cette arène qu’est la sphère publique.De plus il est de bon ton maintenant de croire qu’il y a intérêt public dans les œuvres; la dictature des problématiques, le multiculturalisme, la génétique, les minorités visibles, l’hygiène dans le corps contem≠≠porain, la légèreté, le paquet de Marlboro dans les collages d’après guerre, etc, etc.Les commissaires d’exposition sont devenus des clowns ridicules et paresseux, trop convaincus que l’art est une “émission d’intérêt public”.En contrepartie, je mentionnais plus haut cette vague d’artistes américains qui se sont mis à produire des œuvres extrêmement cyniques pour aller à l’encontre du néoconservatisme — même chose pour les Européens, quoique, ici, ce sont les valeurs bourgeoises qui sont visées — mais, là encore, l’espace de lecture de ces œuvres, c’est la place publique.C’est donc du pareil au même. L’artiste fou du roi? Barthes le disait, il n’y a aujourd’hui aucun lieu de langage extérieur à l’idéologie bourgeoise et la seule riposte qu’il envisageait n’était ni l’affrontement ou la destruction mais bien de disséminer les fragments de cet héritage.C’est par exemple ce qu’a fait Marcel Broodthaers et lorsque l’on lui a demandé s’il avait déjà fait de l’art engagé, il a répondu: «J’essaie autant que possible de circonscrire ce problème en proposant peu et de l’indifférent.L’espace ne peut conduire qu’au paradis». De même que Fourier était un utopiste en tant que tel, ce qui importe surtout c’est le jeu dans le langage que celui-ci a mis en place, écouter l’emportement du message plutôt que le message.Il devient pour moi de plus en plus nécessaire d’agir d’abord dans la forme, avec des effets comme témoins de manies qui, selon les cas, me stoppent ou me rendent lubrique.Ces manies, bien sûr, émergent tout comme moi du champ social, cependant je cherche de moins en moins à m’attarder au contexte de cette émergence.Je fais avec comme on dit, et j’aime construire autour d’elles — les manies — une aire de jeu.Deleuze parle de champ d’intensités, Barthes, si je me souviens bien, d’insistances.Ce sont des espaces solitaires et très jouissifs, des théâtres qui furtivement, dans l’espace public, ne font que nous informer du lieu d’où l’on regarde.Donc, en ce qui concerne ma pratique, le champ social n’a plus besoin d’être directement pointé, il n’y a plus de but, plus d’intentions.Il ne reste que des motivations, je ne cherche plus un sujet, tout comme j’ai cessé d’être obsédé par la finalité d’une utopie.

Montréal, octobre 1997

(extrait de l’entretien)

1- Frédéric Bouglé : «Alain Benoit, le non linéaire, le non alignement, le hasard, le chaos», Alain Benoit, The all terrain landscape / Le paysage tout terrain, édition franco-anglaise, Délégation Générale du Québec et Jan van Eyck Akademie, Maastricht 1996.




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