Des espaces d’artifices pour
les lumières du songe
(art présence n° 31
juillet-août-septembre 1999)
Le début des années 80
Frédéric Bouglé: Les forêts du Morvan, les images
d’enfants, les petites lumières, une poétique attachante et féerique faite de
craintes et de désirs ont nourri dès le départ les premières motivations de ton
œuvre au début des années 80. Comment, aujourd’hui, comprends-tu l’origine de
ce travail?
Claude Lévêque:
C’était simplement, je crois, un récit autobiographique se référant à mon
enfance. Je suis parti des lieux de ma mémoire, des lieux qui évoquent autant
en moi de sentiments enfouis, d’images fugitives très fortes, et que j’ai
parcourus ainsi pour mieux les matérialiser dans ces premières œuvres. Mais ce
ne sont pas des reconstitutions, ce sont ce que j’appelle des célébrations.
F.B.: Il pouvait à ce moment-là y avoir des affinités
formelles avec l’œuvre de Boltanski, s’il n’y avait cette distinction. C’est
aussi un engagement différent quant aux objectifs de ce travail.
C.L.: Nous étions
dans un univers magique, féerique, animalier, mais encore dans un univers
imaginaire qui venait aussi se heurter aux limites de la mémoire. Ce sont des
voiles, des lueurs, des pensées de mon enfance prises dans celles plus obscures
du lieu qui les croise.
F.B.: Les figures animalières des forêts sont aussi le
symbole de l’imagerie populaire, et celles des contes de fées, la biche, le
cerf, le renard ou le loup. Bruno Bettelheim, dans son analyse des contes de
fées, étudie parfois la réalité de l’imaginaire enfantin dans ces jeux de
figures et d’apparences propres à la réalité sociale. Pinocchio ne rencontre
que des individus insensibles à son existence, et papa Gepetto fait de lui une
poupée brisée en voulant en faire un modèle d’enfant. Je veux dire par là qu’on
devine aussi dans ce travail une problématique de cet ordre?
C.L.: Oui mais je me
préserve en même temps de cela. L’univers de l’enfance c’est d’abord un
univers, une forme d’esprit où je me sens bien. Je pense aussi que ma position
d’artiste ne m’autorise en rien à une revendication ou à une analyse sociale.
Je suis un adulte dans son monde d’adultes, sauf que ce monde ne me suffit pas,
il est trop pragmatique, trop distancié, trop terrorisant pour moi.
F.B.: Pourtant ton travail évoque une certaine classe
sociale défavorisée. Il donne aussi des indications quant à savoir comment
l’enfant, intuitivement, répond à ce contexte. Ta démarche artistique porte
plutôt la voix des enfants des cités, «le
chant de l’enfant criminel» disait Genet, en tous les cas certains
types de comportements à une époque précise où l’enfant s’oppose et se
distingue de la norme. Ni enfant rationnel, ni enfant soumis aux préjugés,
l’enfant en question serait davantage un petit être spontané, avide de liberté,
un peu fou, un peu démon, rebelle et destructeur même. C’est un certain type de
processus mental qui s’exprime d’un lieu précis, à l’âge aussi, vers 8-12 ans,
où la pensée logique atteint son plein développement.
C.L.: Ce sont des
choses dont je parle plutôt que je ne défends, mais je ne veux pas dégager une
théorie vis-à-vis de ces problèmes, je ne veux pas jouer un rôle dans ce qui
pourrait devenir un fonds de commerce. Ce serait d’ailleurs là où je
deviendrais moi-même moralisateur, ou porteur de morale. Je m’intéresse à un
certain milieu, c’est vrai, mais le milieu des cités je l’ai vraiment vécu;
c’est avant tout mon milieu, je suis toujours lié à lui et je ne l’ai jamais
rejeté, c’est ma réalité en quelque sorte. C’est peut-être pour cela que je me
méfie énormément de ceux qui reprennent ce problème à leur profit.
F.B.: Certaines de tes installations font référence à des
faits divers liés à la criminalité enfantine, et à cette fonction combinatoire
qui vient tresser le conflit “imaginaire-réalité” à l’interaction “moi-monde”.
C’est ainsi que tu t’es arrêté sur celui de Florence Rey et Audry Maupin en
1994, Nous voulons en finir avec ce monde
irréel et la fascination qu’exerce sur certains adolescents le film
d’Oliver Stone Tueurs nés. De même
le cinéaste français François Ozon s’est inspiré pour son dernier film du
meurtre par 39 coups de couteau d’Abdeladim en mars 96 par deux autres
adolescents, Sébastien et Véronique. Celle-ci écrivait dans son journal «je ne suis bonne à rien. Artiste ou criminelle,
c’est ce que font les gens bons à rien. Rien d’autre ne me passionne.»
Ensuite on pouvait lire qu’elle avait envie de tuer quelqu’un ou du moins de «monter une mise en scène». Quelque part
ce sont bien ces mises en scène que tu incorpores dans tes œuvres. Je ne pense
pas que pour Ozon il y ait le moindre désir de récupération d’un événement
tragi≠que, mais qu’il s’agit, de même qu’en ce qui te concerne, de
s’attarder sur un mode de pensée et des émotions intuitives qui répondent à
d’autres sensibles, et coagulent d’autres structures logiques.
C.L.: Il est clair
qu’il s’agit d’aller bien au delà du fait divers, c’est un univers propre qui
est de l’ordre d’un système de dépassement des référents. Dans la mesure où
j’aime naviguer dans des espaces de transformation, de situation, de béton et
d’actes violents ce n’est pas pour valider des codes illustratifs aussi
marquants, mais davantage pour évoquer un type de lieu et de circonstance
véritables qui me concernent au premier plan. J’ai un lien de mémoire énorme
avec ma petite enfance, avec mon enfance, mais qui s’arrête brutalement à la
puberté; après, il y a eu un basculement, comme une amnésie. Je ne connais pas
mon adolescence, il y a une rupture, et c’est peut-être, d’une certaine
manière, seulement maintenant que je la vois. Je la vois dans la musique que
j’écoute et dans l’environnement où j’ai choisi de m’épanouir. Pourtant je ne
tiens pas à laisser une impression pathétique vis-à-vis de cela. C’est
peut-être ridicule de dire: «moi je vis dans un monde d’adulte, dans un monde
de chien!». Ce qui voudrait dire que moi je ne serais pas de celui-là! Disons
que je préserve ma vie dans ma façon d’être et de regarder ce qui se passe
autour de moi.
F.B.: Tu as bien dressé à un moment donné, au début de ton
œuvre, une sorte d’ex-voto en hommage à ton enfan≠ce, comme si tu avais
assisté à distance à la disparition d’une partie de ton être. Mais il ne s’agit
pas, je pense, d’un hommage à l’innocence perdue. L’enfant n’est pas plus
innocent que l’adulte, Freud, on le sait, en parle d’ailleurs comme d’un
pervers polymorphe. David Cooper écrivait qu’à huit ans tous les enfants sont à
la fois poètes, révolutionnaires et idéalistes, mais qu’à dix ans, à quelques
exceptions près, ils sont tous morts, morts par l’éducation des adultes.
C.L.: C’est
l’affrontement des réalités et le parti pris pour le monde de l’enfance. Je
voulais réintroduire dans le monde de l’art une certaine puissance de
l’imaginaire et du sensible. Je pense qu’en tant qu’adulte on peut se montrer
extrêmement lucide par rapport à ce que l’on peut a priori considérer comme des
violences ou des états de souffrance. Quand je faisais des pièces au début des
années 80, je reconstruisais par bricolage la mémoire de mon enfance, mais cela
ne se faisait pas non plus sans violence avec l’adulte que je suis.
F.B.: Michel Nuridsany parlait d’une douceur violente qui
constitue le noyau dur de ton œuvre. On pourrait parler aussi d’amour et de
haine. Tout de même, sous le discours parabolique de ton œuvre, derrière son
rideau poétique, apparaissent des engagements possibles. Nombre de tes pièces
ou installations de cette période des années 80-90 évoquent la criminalité
enfantine et la paupérisation; dans le choix des lieux par exemple: les
appartements désaffectés ou le parking d’une cité. Pour Neill, qui avait créé
une école utopique, il n’y a en chacun de nous aucun instinct criminel, ni
aucune tendance naturelle à la malfaisance. Pour lui la criminalité chez
l’enfant est «une forme pervertie de
l’amour», c’est l’expression radicale de la cruauté qui émane d’un
manque d’amour — «si je ne peux être aimé,
je peux au moins être haï ». Neill allait même rajouter que dans la
mesure où nous sommes tous privés d’amour «nous
sommes tous des criminels en puissance».
C.L.: J’ai lu aussi
ces écrits de Neill, effectivement il y a certaines choses de cet ordre qui
sont dans mon travail, mais quelque part je contourne ces problèmes, car si
j’exploitais ce propos cela pourrait être de ma part une sorte de calcul. Ce
que je voulais c’était créer un impact sur les visiteurs, provoquer des mises
en situation d’ordre sensoriel qui impliquent l’affect et les lieux communs des
sens de chacun. Mais aujourd’hui je me détache de l’univers propre de l’enfance
pour rentrer dans une problématique plus universelle.
La fin des années 80
F.B.: À la fin des années 80 tu te détaches peu à peu de
l’iconographie enfantine. Il reste bien une dimension poé≠tique dans ton
travail, mais traitée de manière resserrée, en filigrane d’un papier noir. L’ambiance,
le revêtement des installations s’annoncent plus durs et plus froids. Les
petites lampes cèdent bientôt la place au néon et le mobilier de bois au
mobilier métallique. Les lettres de l’alphabet des prénoms d’enfants se
retournent tels des anagrammes méchants sur des noms de lieux d’enfermement. Un
univers de recueillement et de célébration s’estompe. Tu quittes les charmes
des paysages de la nature en même temps qu’une certaine forme d’esthétique
onirique proche du kitsch. Il semble que tu fasses le deuil d’une croyance
naïve, que tu changes de peau comme on dit, pour muer sur la
confron≠tation d’une réalité plus acide, plus rugueuse, plus cruelle,
plus murale et peccable aussi. Formellement l’œuvre prend une forme radicale,
moins eugénique, c’est l’esthétique froide de l’inacceptable, c’est l’insinuation
d’un constat sans sa pénitence. Ce ne sont plus les paysages du Morvan qui
feront le fond du décor, mais des lieux communautaires précis: les gymnases,
l’école, la pension, la piscine, la prison… l’asile!
C.L.: Parce que je
commençais à m’intéresser au lieu d’enfermement, à l’espace carcéral, à la
cellule, à ces espaces de vie qui sont très forts, et à tout ce qui concerne
l’individu à l’isolement. C’est le dialogue avec le monde du réel qui s’affirme
dans ce rapport, mais là encore il ne faut pas y voir une volonté de lancer des
messages politiques, même si je ne fais pas ce travail en totale inconscience.
F.B.: Je me souviens à Bourges d’une intervention “à la
flamme”, pour ne pas dire au lance-flammes, réalisée en 1994 à l’occasion d’une
invitation par l’association Emme≠trop. C’était une action d’une
étonnante violence, qui se déroulait à l’extérieur, sur le parking d’une cité
“jugée” difficile. Je me souviens qu’éclata un invraisemblable orage, avec des
éclairs et une pluie diluvienne qui venaient ajouter du fantastique à ce décor
naturel… un décor moins calendrier des postes que calendrier du déluge. Là je
dois dire que ce fut un moment datable de mémoire! Franche≠ment on se
serait cru à Moscou dans sa période la plus tragique, face à une performance
“au chalumeau” de Koulik ou de Brener!
C.L.: C’est vrai que
c’était quelque chose d’incroyable avec ce terrible orage comme ambiance… En ce
qui concerne la Russie j’y suis allé un peu plus tard, c’est un univers qui
m’intéressait pour son histoire. J’ai fait deux voyages à l’occasion d’une
invitation pour une exposition, mais je ne peux pas dire que je connaisse bien
ce pays et sa culture, ce qui n’est pas le cas des États-Unis. Je me sens donc
plus proche d’une certaine dynamique américaine avec laquelle je partage cette
façon de consommer la contre-culture. Personnellement, j’ai été un peu effrayé
par la Russie, je l’ai ressentie comme quelque chose de vraiment différent de
ce que nous connaissons, je l’ai trouvée trop chaotique, trop brutale, même si
je sais que tu ne partages pas cet avis.
F.B.: Que penses-tu de l’influence de l’art contemporain
sur la société?
C.L.: La culture, à
mon sens, représente le seul moyen de préserver le monde de certains abus.
Certes, cela risque d’atteindre un nombre restreint de gens, mais dès que le
monde accède et participe à ce type de langage c’est une implication qui va
toucher personnellement chacun, et c’est ainsi que la société avance et qu’elle
change ses données. Avec l’art on est dans un décalage, on sort du champ
d’avilissement par les médias, par l’image, par le texte, qui sont plus ou
moins préprogrammés par le pouvoir. Alors évidemment l’art peut proposer autre
chose, et les personnes qui viennent à la création contemporaine sortent
quelque part du monde normalisé dans lequel on cherche à les enfermer. Les gens
des cités, dans ces ghettos construits à la hâte et sans suites sur le long
terme, comme on peut le constater en ce moment au travers des cultures
urbaines, ont quelque chose à dire sur leur cadre de vie, c’est pourquoi je
travaille parfois dans ces quartiers. Ici, vois-tu, je suis au cœur de mes
sujets, et c’est ce qui m’importe. Pour moi c’est aussi naturel que pour un
peintre de bord de mer d’aller poser son chevalet à Honfleur!
F.B.: Au début des années 90 ton travail s’est
considérablement durci avec des thématiques comme la porcherie, des matériaux
comme le parpaing, des objets très métalliques, des phrases comme “fils de
chiens”, des néons de champignon nucléaire, des instruments de chirurgie
hospitalière, des bris de glace...
C.L.: Oui mais dès
le départ il y avait cette dimension-là, même si l’œuvre revêtait, c’est
certain, une forme plus poétique, elle était cependant déjà liée à une
thématique difficile: la perte d’un monde, le religieux, un univers quelque peu
mortuaire. C’est vrai que les œuvres éclairaient, c’est vrai qu’il y avait
quelque chose de merveilleux dans l’impact de la lumière. C’est ce que
j’appelle “des icônes de célébration en voix de disparition”. Les portraits de
garçons entourés d’ampoules célèbrent aussi un univers qui se termine, et la
fin de cet univers.
F.B.: C’est vrai qu’ici on peut vraiment parler d’icône,
car il s’agit bien de ta part de “l’idolâtrie du représenté”. D’un côté il y a
l’image qui se désigne d’elle-même et de l’autre il y a une pensée de l’absence
mise en lumière. De plus, le versant, comme tu le dis toi-même, religieux et
mortuaire de cette œuvre accuse la relation à la genèse de l’image — «l’icône qui après la Querelle des images sera
évoquée à tout propos fait son entrée dans l’histoire byzantine lorsque les
empereurs s’avisaient de la mettre à profit pour s’assurer de la victoire sur
la Perse 1» — mais en
même temps on n’est pas dans le registre pathétique des portraits noir et blanc
de Boltanski, il s’agit au contraire de portraits peints en couleur
représentant des enfants pétillant de vie. Ce sont plutôt des célébrations
joyeuses. Il y a bien le contexte de la chapelle ardente, une relation à la
mort, la mort de l’enfance, mais qui invite pourtant à un recueillement gai et
enjoué. Mais à chaque période de ton œuvre je remarque aussi que tu exploites
d’autres méthodes de travail?
C.L.: Disons qu’il y
a eu la période où je travaillais sur mon enfance, une période que je
qualifierais d’appropriation. Je m’appropriais des lieux communs, des objets
qu’on connaît tous et qui ont une lecture immédiate avec une illustration
imaginaire: les animaux, les montagnes, les paysages. Cela se formulait par de
grosses installations avec des petites lumières et des sons. Ensuite il y a eu
ma “période meuble”, une étape d’évocation, et qui correspondait à des
retrouvailles avec des lieux et des objets autour desquels je vivais quand
j’étais enfant, que ce soit chez mes parents, ou qu’ils soient reconstitués ou
retrouvés.
F.B.: Comment s’est effectué ce passage?
C.L.: J’étais invité
à travailler dans un établissement scolaire à Meaux, une importante cité
scolaire. C’est une association intitulée “Entrez les artistes” qui m’avait
contacté et qui continue d’ailleurs à faire intervenir des créateurs en milieu
scolaire. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai planté mon atelier dans un “préfa”
au milieu de la cour du lycée, et c’est là que les choses ont changé. J’ai
commencé à travailler avec ce que je trouvais autour de moi, les objets et
mobiliers d’école, et ce furent mes premières appropriations avec les
équipements de collectivité. J’effectuais des sortes d’associations entre le
lieu, le réfectoire, la douche, et les matériaux liés à cette scolarité comme
la chaise ou la table d’école. C’était pour moi aussi une manière de
fonctionner dans le réel.
F.B.: Une manière peut-être de rejoindre les lieux
imaginaires qui cadrent ton enfance, et de l’investir derechef en te plaçant au
centre de ces évocations. Tu quittais l’embaumement de ton enfance pour
d’autres manipulations plus prégnantes, et d’autres expérimentations. Mais en
faisant de ces objets administratifs des objets d’importance, on pourrait aussi
assimiler cette démarche à un comportement fétichiste?
C.L.: Oui, mais pas
autant qu’on pourrait le croire, car en même temps j’ai quitté un certain sens
de la narration, celui précisément qui s’appliquait à l’objet, un objet qui en
quelque sorte était dévitalisé de son contexte. Les néons, le mobilier
métallique, les objets standards, les lumières violentes, les effets
d’aveuglement figurent aussi un certain détachement, un type de référence.
C’est la période où je me suis intéressé à la perte d’identité, à un phénomène
de déshumanisation. Il y a ainsi trois ou quatre pièces liées au jeu du baby
foot ou à des représentations de l’être standardisé, mais qui tournaient, qui
étaient en mouvement sans fin, qui avaient la nécessité de s’agiter!
F.B.: L’agitation c’est la poursuite de la vie écrivait
Arthur Schopenhauer dans Le néant de
l’existence, l’agitation est le type même de l’existence qui n’a
d’autre base que le présent qui s’enfuit: «Elle
ressemble à un homme qui descend en courant une montagne, qui tomberait s’il
voulait s’arrêter, et ne se maintient sur ses jambes qu’en poursuivant sa
course… »
C.L.: En fait j’ai
basé mon travail sur une globalité, celle de ma vie, et celle de la vie des
autres. C’est ce que j’appelle des “lieux communs”, ce qu’on appelle encore les
mythologies collectives de la mémoire. Il n’y a donc pas comme ça, à un moment
donné, une déconnexion. Je ne veux pas me placer dans la répétition des choses,
c’est pourquoi je n’aurais pas pu faire des petites loupiotes pendant cinquante
ans! Mon principe de fonctionnement change, les lieux changent, la réalité
change, moi je change, et il y a encore autant d’éléments qui modifient mon
parcours. C’est vrai qu’il y a des états de rupture, les données comme les
objets ne restent pas les mêmes. D’ailleurs je ne travaille déjà plus de la
même manière, mon travail maintenant est différent, et cela le sera
probablement encore par la suite. Je ne suis ni une usine de production, ni un
artiste de la continuité!
La fin des années 90
F.B.: À la fin des années 90 tu te libères de l’intérêt
que tu portes à l’objet et t’émancipes de la sculpture/installation en ronde
bosse pour te consacrer à l’architecture d’intérieur, au lieu, à l’espace
mental. Nous sommes maintenant rendus à la troisième étape de ta démarche
artistique, et dans l’actualité de ton travail.
C.L.: C’est le
moment où l’objet ne m’intrigue plus. J’en ai fait le tour, et le fait de
tourner autour de lui ne m’intéresse plus; j’y reviendrai peut-être un jour,
mais pour l’instant c’est terminé. Avec les objets, ce sont aussi mes
évocations et mes lieux habités de mobiliers que je laisse. Maintenant, c’est
sur le lieu seul que je m’attarde, et sur les “matériaux” qui le constituent.
C’est cette relation physique à l’espace qui va agir sur nos perceptions, elle
va nous faire part des troubles qui émanent du lieu. C’est pourquoi mes
interventions dans l’espace concentrent des contraintes qui vont affecter le
visiteur, je dis “le visiteur” car je n’aime pas le terme de “spectateur”.
D’une certaine manière je m’efforce de lui faire vivre un espace, je cherche à
faire partager l’émotion que j’ai engagée dans mon intervention.
F.B.: Dans l’exposition réalisée à la galerie agnès b. en
septembre 1998, tu as construit un véritable échafaudage intérieur, fait de
lumière et de son, et au cœur même du vide de la salle d’exposition. Le lieu
physique initial est comme refoulé pour laisser place à un espace
d’immatérialité apparent. Pour ce faire tu as utilisé tout un arsenal
technologique au moyen de projection vidéo, de spots, de néons, et d’un
dispositif cinétique. Nous sommes plongés en apnée dans des réservoirs de
phénomènes perceptifs et optiques. Les surfaces murales prennent l’aspect d’une
matière intangible, qui se font les écrans d’autant de moires et d’ombres
fugitives. Ce ne sont plus des murs opaques mais des surfaces réfléchissantes
qui nous retournent les frontières d’un espace qu’on ne reconnaît plus à sa
place. Dans une des pièces se trouve un dispositif fait de surfaces de matière
plastique transparente. C’est une sorte de grand rideau cruciforme accroché comme
un lustre au centre du plafond, et qui tombe jusqu’au sol, tournant lentement
comme la porte à tambour d’un grand hôtel. Le visiteur ne peut donc guère
s’attarder au centre de l’espace, il est aimablement chassé par le sas en
mouvement hors du centre, il doit se réfugier près des murs, ou quitter la
pièce. Ces rideaux agissent tel le voile de Maïa dans la mythologie grecque, à
la fois opaques et transparents, lisses ainsi qu’un papier photographique, ils
reflètent les lumières cruelles environnantes, puis saisissent sur leurs
surfaces brillantes les représentations possibles d’un autre visiteur, étrange
réalité qui ne serait qu’un leurre, ou reflets d’une réalité moins mouvante et
plus profonde. Toute la galerie est plongée dans une même nuée lumineuse, mais
chacune de ses salles murmure un songe différent, carottage vidéo d’espace
adjacent et tournoyant. Le bruit sec et mat d’une balle de ping-pong résonne
sur un plafond vinyle d’imaginaire et se répercute sur la dure réalité du sol,
et d’une lumière chaude en mouvement à une autre plus froide, bleue, statique.
Nous sommes bien dans un espace d’artifices.
C.L.: En fait j’ai
été amené à travailler sur les dimensions du lieu, sur sa réalité, sur l’idée
de parcours qui était proposé par la définition des quatre espaces dans une
globalité. Je suis donc parti de cette proposition initiale et de ses
contraintes tridimensionnelles. J’ai voulu jouer à la fois sur les hauteurs et
sur des déplacements, afin que le visiteur, à aucun moment, ne puisse se fixer
sur une situation visuelle stable, une situation confortable qui lui
permettrait de rester contemplatif face à l’espace que je lui impose. Il me
fallait pour cela faire en sorte qu’il soit constamment chassé de l’espace,
qu’il se meuve et tourne dans une dynamique lente, qu’il reste le moins
possible dans l’exposition, ainsi que je l’avais déjà expérimenté en 1996 à
l’ARC au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris.
F.B.: C’est vraiment intéressant cette dimension de ton
travail, la prise en compte du visiteur dans l’exposition. Tu joues de cette
amphibologie, un jeu de stimulus et d’aversion, de plaisir et d’angoisse,
d’outrance et d’ennui. Si l’espace est agressif, il n’en reste pas moins
captivant, et si tu cherches à atteindre le visiteur dans les songes de son être,
tu l’expulses aussi, et aussitôt, sur sa réalité courante.
C.L.: Je cherche,
c’est certain, à ce que le visiteur reste peu de temps dans ma scène, mais
aussi qu’il y revienne, et qu’il expérimente cette tension répétitive entre ces
deux réalités dont tu parles. Mais c’est aussi la façon dont il va vivre
l’exposition avec d’autres gens, c’est dans ces rapports complexes que les
visiteurs vont partager leurs émotions, et c’est à travers leurs émotions que
l’exposition se fait. C’est pourquoi la portée disons politique de mon propos,
n’est qu’un aspect réduit de mon œuvre. Elle tire davantage vers le haut, vers
l’affection, la sensibilité de l’expérience sensorielle, c’est en tous les cas
dans cette direction que tendent mes convictions.
F.B.: Lorsque tu travaillais avec l’image elle était
aussi chargée d’émotionnel. Toute image quelque part est injuste, alors que la
lumière, libérée du représenté de l’image, est plus puissante au niveau des
mouvements de l’œil et de l’âme. Godard disait que toute image est injuste
parce que juste une image. Avec la lumière nous sommes davantage dans les
songes de l’émotion, qui passent comme tu le fais désormais par des registres
d’apparence et d’immatériel, et par des moyens nouveaux comme l’utilisation de
la vidéo.
C.L.: Oui, cela fait
maintenant deux ou trois fois que j’utilise la vidéo, dans le sens précisément
de l’immatérialité du lieu, et dans le but de mettre l’espace en mouvement à
partir de sa réalité initiale. C’est pourquoi mes interventions sur l’espace ne
sont pas transportables, pas montrables par exemple dans un musée ou un
festival, ce que tout le monde ne comprend pas. Il y a dans l’inscription de la
lumière quelque chose qui fait que cela échappe à l’image comme à l’objet.
F.B.: C’est une approche très lucide sur les jeux
trompeurs de l’apparence. La lumière se fait instrument et matière que tu
expérimentes par l’intensité, par le rythme, par la couleur, et cela éprouve
vivement l’affect de chacun.
C.L.: À Bourges, où
j’ai réalisé ma première expérience dans ce domaine, en 1994, une expérience
d’ordre sensoriel, j’ai recouvert tous les murs d’un appartement HLM de
matelas. J’ai complètement isolé le lieu de façon à ce qu’il y ait vraiment une
déstabilisation complète par rapport à la réalité de l’inscription de
l’appartement dans la cité, là aussi il s’agissait de confronter des réalités.
En ce moment je travaille en effet beaucoup sur la couleur des lumières pour un
nouveau projet à Bourges en janvier 1999. Il me faut modifier la matérialité du
lieu et même sa matière, il me faut en quelque sorte inventer un langage à la
lumière, de manière à ce qu’on ne l’appréhende plus en tant que source, en tant
même que lumière, mais davantage dans son impact, une matière qui puise dans la
construction d’un vocabulaire émotif. C’est pourquoi je fais en sorte de
trouver des solutions pour qu’on ne se prenne plus la lumière en pleine face
comme avant, et que l’halogène ou le néon n’apparaissent plus en tant
qu’objets. On ne devra plus voir la source mais juste son impact. Il y a donc
une dématérialisation de l’objet lumineux au profit d’une collision
d’influences qui viennent heurter le regard. Tu vois, s’il y a un artiste
aujourd’hui qui m’intéresse c’est bien Buren, je le trouve le plus
contemporain, le plus jeune dans la création. Il développe une recherche qui va
bien au delà de problématiques formelles.La façon dont il revisite
l’architecture va nous offrir une lecture de l’espace qui passe par
l’anamorphose, par le déplacement de ses rayures, par la couleur, et qui va
déplacer aussi, par ces dispositifs, le regard du visiteur. Je pense
sincèrement que Buren va plus loin que nul autre dans ce domaine.
F.B.: Mais Buren affirmait aussi «la forme que peut revêtir l’art n’est certainement
pas la question 2»,
car pour lui toute forme d’art, quelque soit son apparence, recouvre une
idéologie.
C.L.: Buren
représente à mon sens la référence incontournable dans ce domaine. Il prend le
problème dans sa globa≠lité, et c’est bien dans cette direction que je me
dirige aussi, c’est-à-dire jouer sur la transformation d’un lieu. J’ai de plus
en plus de difficultés à faire les choses d’un jet. À Bourges, comme je le
disais, je monte une installation assez importante, et je me suis rendu sur
place déjà plusieurs fois, mais je n’arrive pas à régler certains problèmes;
c’est pourquoi je me rends compte qu’il me faut être présent constamment sur le
lieu. Ce qu’il faut savoir, c’est que pour arriver à maîtriser un pareil
travail il faut entreprendre de nombreuses expériences et faire des essais sur
le site même. C’est cela qui pose des contraintes pragmatiques avant d’arriver
à ce résultat d’évidence de l’exposition terminée, et en particulier le
problème des coûts de production que demande ce type d’intervention.
F.B.: J’ai l’impression que tu te lances dans une
problématique plastique assez expérimentale qui n’a guère été exploitée jusqu’à
présent dans le domaine artistique. Cela doit être assez excitant pour toi, car
en même temps c’est une perspective considérable qui s’ouvre au fur et à mesure
que tu avances dans cette recherche.
C.L.: Oui, c’est
vrai; d’ailleurs je prépare déjà un autre travail à Madrid pour l’ARCO où des
galeries françaises sont invitées à présenter le projet d’un artiste. Là, il
s’agira de confectionner un rideau comprenant cinq cents sphères transparentes;
ce sont des équipements de discothèques projetant des points lumineux qui
tournent sur les murs. Ce sera un véritable rideau virtuel mais que les regards
comme les corps pourront traverser. Derrière ce rideau trôneront cinq sphères
noires comme des virus qui émettront chacune pas moins de cent quarante
faisceaux lumineux blancs. Enfin, sur le mur du fond, se mouvant légèrement,
viendra se poser un grand miroir souple déformant. C’est sur ces variations du
reflet, de la transparence et du paroxysme visuel que le visiteur viendra se
perdre totalement.
F.B.: La description que tu fais de cet environnement est
très parlante. Tu nous proposes des devenirs de lumières, des lumières qui
pratiquent leurs expériences d’incarnation, quand le corps du visiteur, lui, se
fait ombre et silhouette. Chacun des espaces que tu construis est autonome,
séparé du reste du monde et de la lumière du jour, mais faisant partie d’un
nuancier qui se calque sur l’uvée de la rétine. Chaque salle d’exposition est
un leurre qui se répète dans un espace dolosif entier. Chaque salle rappelle au
visiteur qu’il n’est qu’une silhouette vaguant dans sa circonscription
corporelle, et constitué de tous ses membres et de tous ses sens. Nous sommes
dans un royaume en passe de devenir lumière. Toutes les salles d’exposition
séparées forment dans leur ensemble entier une musique de lumière, un continuum
proche des contingences techno. Et pour reprendre Cage évoquant le concerto
pour violoncelle de Paul Hin≠demith, nous n’avons, nous aussi, d’autre
choix, pour nous y retrouver, qu’entre la folie et l’adaptation.
C.L.: L’univers
techno rythme en effet beaucoup mes choix et je suis de près l’actualité
musicale, tout ce qui concerne la musique vivante. Je suis allé voir par
exemple plusieurs spectacles de Hip Hop qui associent le rap, la danse, et des
éléments de l’art contemporain dans la déco. Il y a des gens qui explorent des
choses étonnantes dans ce domaine. Moi, j’étais plutôt réservé en ce qui
concerne les revendications sociales mises en avant et tout ce langage que je
trouve en général limité, mais en fait pas du tout, c’est au contraire une
ouverture créative incroyable! Il y a des associations de musique, des
chorégraphies un peu acrobatiques, des décors assez exceptionnels aussi. Et ces
créations viennent vraiment des cités, même si bien entendu il y a des
professionnels derrière qui ont des référen≠ces. Mais l’idée, l’énergie
est très jeune et cela se sent très fortement, c’est une espèce de réinvention
de la danse, et je comprends que des chorégraphes s’associent à des spectacles
Hip Hop en ce moment.
F.B.: Tu penses que l’art contemporain doit s’ouvrir
aussi à d’autres registres, d’autres disciplines artistiques, bref s’impliquer
autrement qu’il ne le fait actuellement?
C.L.: Il me semble
que de toute façon il y a déjà un éclatement, ce n’est plus possible de rester
dans ces mêmes codes de représentation. Je crois qu’il y a déjà pas mal de gens
en France qui trouvent des moyens d’associer et d’assimiler ces registres. En
même temps je me méfie, je suis aussi extrêmement réservé sur l’esthétique
relationnelle. On nous parle de participation mais en fait on voit des produits
de galerie ou des thématiques d’exposition vraiment navrantes et simplement boy
scout! Il y a quelque chose de l’ordre de la récupération qui retombe dans le
même travers que ce qu’on a pu voir dans les années 70. À un moment donné on a
voulu créer des déplacements dont le résultat n’a en fait rien à voir avec que
l’on attendait. Alors on retrouve toujours le même schéma institutionnel, les
mêmes thématiques, les mêmes gens, c’est vraiment terrifiant! Je trouve que
l’esthétique relationnelle emprunte les mêmes travers que la Nouvelle
Figuration au moment où elle a émergé en France. C’est vrai que le milieu des
arts plastiques en France est quand même très dans sa cuisine, c’est un système
particulièrement clos, sans esprit de transversalité. Par contre dans le
domaine de la musique ou de la danse il y a tout de suite beaucoup plus
d’ouvertures.
F.B.: Il y a aussi dans le domaine des arts plastiques un
art que l’on peut considérer comme “maniériste”, autant dans la forme que dans
le contenu, et qui bien que jeune se répète à quelques nuances près. Mais après
tout, ce phénomène se reproduit à toutes les époques. Il est possible aussi que
ce soit là où l’on trouve le plus de motivations, que l’art se montre le plus
imaginatif.
C.L.: Oui parce
qu’il y a une espèce de perte d’énergie dans la façon dont on veut absolument
réunir des gens. Warhol par exemple était complètement dans l’esthétique
relationnelle de par ses positions: la manière de jouer avec l’image, le media
ou l’objet. C’est sans doute dans ce domaine un modèle mais je ne suis pas
certain qu’on puisse reproduire ces méthodes de la même façon aujourd’hui. À la
rigueur, pour moi, Buren est bien dans l’esthétique relationnelle, de par sa
manière de fonctionner, par rapport à ses propositions. Il n’est pas dans le
contemplatif mais dans un questionnement qui implique des altérations
visuelles, et c’est là qu’il se trouve davantage au cœur de la modernité qui
nous concerne.
F.B.: Dis-moi Claude pour terminer, tu penses comme
Jacques Brel qu’à seize ans un homme a réalisé tous ses rêves?
C.L.: Ses rêves
d’enfant, oui.
Paris, janvier 1999
1- André Grabar :
L’iconoclasme Byzantin, Flammarion, 1984.
2- Daniel Buren :
« NON NOVA SED NOVE » cité par Christian Schlatter
dans Art conceptuel Formes conceptuelles, 1990, Galerie 1900-2000, p.180.