Le sens de l’art et un sens à
le vivre
(art présence n° 33
janvier-février-mars 2000)
Frédéric
Bouglé : Alors que le maniérisme conceptuel recou≠vre l’art actuel, ta
démarche artistique se singularise avec humour dans la prolifération multiple
de ses moyens. Bien que donnant l’apparence de partir dans toutes les
directions, bien que de construction sylleptique, elle s’accorde pourtant
uniformément sur les deux sens de la création : le sens de l’art et un sens à
le vivre. Ainsi tu écris des romans, des nouvelles, des petites fictions plus
ou moins autobiographiques, alors que dans une pratique plus plastique tu
réalises des créations vidéos, des installations, des autoportraits
photographiques en forme de sculptures éphémères ou des performances en passe
de devenir des sculptures photographiques. De cette errance créative, une
dimension existentielle transpire dans le jeu d’un yo-yo, quand le livre
engendre l’œuvre et que l’œu≠vre engendre le livre : c’est l’artiste qui
vérifie les questions majeures de l’art en l’exerçant sur le sens de son
existence ordinaire. Alors comment en es-tu venu à la particularité de cette
démarche créative ?
Dominique
Angel :
Tout a commencé par la sculpture. C’est le principal moyen d’expression que
j’utilise. Il détermine l’ensemble de mes recherches. Cela dit, la diversité de
mes orientations artistiques n’est pas unique en son genre, elle se retrouve
dans l’histoire et la tradition des avant-gardes. J’utilise le terme de
tradition parce que cela fait bientôt un siècle que l’on travaille ainsi, c’est
une idée de l’art qui dépasse les spécificités de la peinture, de la sculpture
et des autres formes traditionnelles de l’art, comme de celles qui sont
apparues plus récemment. Pour le reste, l’idée moderne de l’artiste travaillant
sur l’idée de l’art produit forcément du récit et de la fiction. Alors j’écris
et je publie en effet des romans et d’autres choses encore, sans pour autant me
revendiquer comme écrivain ; je suis simplement un artiste qui écrit, un
artiste qui utilise la photographie, qui fait des vidéos, mais avec au départ
la sculpture comme conception de l’espace. Je suis donc sculpteur avant tout,
même si cela semble être une contradiction.
F.B.
: Pourtant ton travail d’écriture, même s’il prend parfois une dimension
autobiographique et qu’il évoque souvent l’art, n’en reste pas moins un moyen
tout à fait indépendant des autres.
D.A.
: En
effet ; au début mon travail était lié uniquement à un engagement
plastique et progressivement l’écriture s’est affirmée et a pris son autonomie.
En fait c’est assez étrange la manière dont cela s’est passé : ce fut comme si
tout ce à quoi j’aspirais dans l’art se rassemblait et se divisait en même
temps. C’est à ce moment-là également que je me suis mis à faire des
installations, des performances, et que mon travail s’est diversifié. C’est
aussi par l’installation que je suis revenu à la sculpture. Mais je le répète,
dans l’histoire de l’avant-garde cette manière d’aborder l’art est très
commune.
F.B. : Il y a quand même quelque chose de bien
particulier en ce qui te concerne. C’est vrai que l’écriture dans l’art
participe d’une tradition, et même d’une histoire picturale très
ancien≠ne
qui part sans doute du phylactère. Dans le cas des lettris≠tes, c’est un
écrivain, Isidore Isou, qui est à l’origine du mouvement artistique. Mais il me
semble qu’en ce qui te concerne c’est un peu différent, dans la mesure où c’est
surtout une démarche d’écrivain à part entière que tu mènes en parallèle à
d’autres moyens, je veux dire par là qu’il ne s’agit ni d’un manifeste
artistique, ni d’illustrer un propos plastique.
D.A.
:
C’est vrai que mon travail d’écriture a pris une certaine autonomie, on peut le
comprendre indépendamment de mon travail plastique, mais on peut dire ça, me
semble-t-il, de chacun des moyens que j’utilise. Cependant, l’ensemble de ces
positions est unifié par un projet artistique qui les dépasse toutes. Il y a
dans ma démarche une idée totale de l’art tout en sachant que cette ambition ne
peut être actuellement qu’une comédie symboliquement jouée au sein d’une
installation par exemple. Dans l’installation se trouve contradictoirement
posée la fusion des moyens d’expression et de leur nécessaire autonomie,
c’est-à-dire de leur nécessaire perfection pour échapper à l’imperfection de
l’installation comme système de représentation. Je retrouve là de nouveaux
motifs pour la sculpture, la vidéo, la photographie et bien entendu l’écriture.
L’absence
d’un concept architectural unificateur de l’art autre que celui du musée pousse
les artistes dans une quête permanente de nouveaux espaces. Elle est parfois
ridicule et dérisoire au regard de l’histoire. C’est une situation éminemment
littéraire et cinématographique. L’art se raconte et l’ironie du sort me
transforme momentanément en écrivain ou en vidéaste.
F.B.
: Ce même ton d’ironie que l’on retrouve dans les person≠nages de tes
romans.
D.A.
:
Pour moi l’art, ne serait-ce que par son aspect éphémère et par son cheminement
de l’atelier au musée et du musée à la cave ou à la casse, est maintenu au cœur
même de l’ironie. L’art contemporain a parfois une dimension tragi-comique qui
me bouleverse.
F.B.
: L’ironie pour Robert Musil permet surtout à l’existence de se poursuivre, et
dans tes écrits c’est la vie même de l’artiste que tu exhibes ainsi. Un jeune
homme qui pousse des coudes et veut en découdre avec une société qui n’a rien
d’engageant et d’utopique. Les héros de tes romans ne font pas l’économie de
leurs parcours, souvent trop honnêtes et sincères, maladroits, quelque peu
naïfs et conscients de l’être, mais conscients aussi de la réalité du monde,
ils retournent aussitôt l’ironie sur eux-mêmes.
D.A.
: Oui
car l’ironie c’est d’abord une manière de résister à la violence gratuite.
F.B.
: En même temps, même s’il s’agit de fictions, tes écrits ont un caractère
autobiographique, et l’artiste est montré comme un individu tout à fait
ordinaire, ordinaire surtout face à la mort qui revient souvent dans tes
livres.
D.A.
:
C’est l’individu certes, mais c’est l’art aussi qui se trouve face à la mort.
La question de la mort de l’art est vécue comme une évidence qui nous fait
honte.
F.B.
: Dans tes ouvrages nous sommes toujours dans un univers social un peu
particulier qui rappelle surtout l’univers étudiant ou celui des gens
marginalisés. Tes personnages vivent souvent l’échec avec une grandeur puérile
désabusée qui leur confère paradoxalement un caractère de forte authenticité.
Dans La
beauté moderne le jeune artiste ne pense au début à faire de la sculpture
que pour séduire les filles, et à la fin du roman il juge plus juste de se
taire après avoir vérifié sa vie dans l’existence des livres.
D.A.
:
L’art est marginalisé et je me moque quelque peu de moi-même, mais j’espère ne
pas être cynique. J’aime l’art, j’aime la vie, et pourtant je constate que l’on
vit dans un monde un peu raté, et que les ambitions artistiques ne valent guère
mieux. Tous les grands mouvements d’avant-garde avaient pour optique de changer
le monde, à défaut de ne pouvoir l’entreprendre aujourd’hui, ou de ne plus y
croire, l’art a toujours la possibilité d’en donner une expression poétique
généreuse. Maintenant il reste tout de même à trouver à l’art un sens nouveau.
Mais mon ambition ne saurait se passer du comique dans le genre Charlie
Chaplin, après tout il est autant d’actualité que Marcel Duchamp !
F.B.
: Un Charlie Chaplin qui se maintient par l’humour en équili≠bre précaire
sur l’aiguille du temps, et sous la pression de vents parfois cruels. Mais tu
reviens juste du Canada invité à un sym≠posium où tu as réalisé un
environnement sculptural sur un sol précisément instable, et dans un site de
beauté sauvage.
D.A.
:
C’était à Moncton dans la capitale des Acadiens, au milieu d’un paysage en
effet splendide. Là j’ai travaillé sur une installation au bord d’un fleuve
dans lequel remontait un mascaret poussé par les marées de quinze mètres de la
baie de Fundy. J’ai donc réalisé tout un parcours avec des planches posées sur
la terre humide, qui circulaient de manière aléatoire autour de six sculptures
architecturales dont certaines atteignaient cinq mètres de haut, renvoyant
ainsi à ces réservoirs et silos qui se trouvaient implantés dans le paysage. Ce
sentiment de stabilité chancelante que tu viens d’évoquer accusait l’aspect
marécageux du sol quand les pieds de mes structures s’enfonçaient sans cependant
vaciller sur l’irrégularité terrestre. C’est précisément ce qui m’a intéressé
ici, le sentiment que le sol peut tout engloutir, cette mouvance troublante, et
le fait de me confronter à l’hostilité d’un paysage.
F.B.
: Quand tu réalises un travail monumental comme celui-ci nous sommes très loin
de l’intimité de l’écriture. Comment vis-tu ce passage de l’un à l’autre ?
D.A.
: Il
y a des renvois qui se font naturellement d’un registre à l’autre. D’ailleurs
en ce moment je voudrais réunir tous ces éléments de mon travail sur un même
support en réalisant un CD-Rom. Je souhaiterais pour autant qu’il ne
s’apparente pas à un catalogue, mais qu’il prenne vraiment une forme hybride à
la jointure de ces connexions. En même temps, j’aimerais qu’il soit de l’ordre
du récit et qu’il laisse présager l’impuissance de l’écriture à tout saisir,
avec la nécessité qu’il y a de passer à l’image et d’aborder la sculpture. Je
voudrais travailler sur cette difficulté qui résumerait la justesse des moyens
que j’applique. En cela je trouve que le système de l’hypertexte est quelque
chose d’assez approprié, plus proche de la nouvelle ou du roman et des
personnages qui appartiennent à mes fictions. Cette volonté de réunir
l’ensemble de ces moyens dans une même cohérence participe de la pensée
architecturale dont je parlais auparavant. C’est par elle que pourrait se faire
l’unité de l’art, l’osmose tant recherchée. Mais pour aller dans le sens de
cette difficulté il faut imaginer un passage, c’est pourquoi je donne
systématiquement à mes pièces le nom de “Pièce supplémentaire”. C’est peut-être
une ruse, un moyen de prendre l’art à revers. Certains y verront une manière
existentielle de refuser l’idée de la mort, mais c’est surtout un moyen
d’atteindre le point initial de l’œuvre d’art, là où préexiste son incarnation
avant qu’elle ne soit mise à jour.
F.B.
: Ce rapport de l’art à l’être humain dans sa vie est prédominant dans ton
œuvre.
D.A.
:
C’est essentiel : l’art n’est pas un bon moyen d’échapper à la vie !
F.B.
: Ce rapport à l’autre, et même à toi-même comme tu le soulignais, prend un ton
parfois célinien quand il est chargé de rancœur, de révolte, et de hargne.
D.A.
:
C’est une manière aussi de forcer les choses à venir, autant d’ailleurs les
autres individus que l’œuvre d’art elle-même.
F.B.
: Il y a aussi une forte dimension politique dans tes écrits qui concerne
autant l’artiste que l’individu et le pouvoir qu’il représente, tu affirmes
ainsi clairement une position critique sur la société.
D.A.
: La
revendication politique dans l’art est à mon sens complètement perdue
aujourd’hui, alors évidemment se pose la ques≠tion de l’implication
sociale de l’artiste en tant qu’intellectuel. Je crois que ce manque
d’implication amène à un appauvrissement de la pensée créative. L’art ne se pense
plus que par rapport à l’art et à d’obscures stratégies au risque de se perdre
dans le vide.
F.B.
: Penser l’art pour l’art peut aussi être délicieusement immoral selon
Nietzsche. Mais ce vide dont tu parles, on a l’impression que tu le redoutes
aussi. En cherchant toujours plus de moyens dans l’art n’est-ce pas aussi une
forme d’impatience ou d’insatisfaction ?
D.A.
:
Sans doute, mais à une nuance près, si chaque moyen que j’utilise semble me
satisfaire, ce n’est pas vraiment l’art mais le système de l’art qui ne me
satisfait pas. Il se peut aussi que je sois dans la nostalgie d’un temps perdu.
Michel-Ange peignait, écrivait des poèmes, faisait de la musique, mais surtout
il était sculpteur, architecte, il réalisait des monuments funéraires en même temps
qu’il posait son œuvre picturale à la Chapelle Sixtine. Sous une autre forme,
les artistes qui ont fait la modernité procédaient ainsi. Il est possible que
plus on utilise de moyens, plus on est hanté par l’insatisfaction,
l’insatisfaction qui découle du problème de la circulation de l’œuvre, et par
la question dont cette circulation renvoie à la pratique artistique. Comment la
restreindre ou comment la développer ? C’est aussi un moyen d’échapper à
certaines pressions, d’être là où l’on ne m’attend pas, et d’essayer de saisir
une réalité sociale et artistique qui ne cesse de bouger. J’aimerais pouvoir
intégrer tous les registres de l’art, y compris le cinéma, en tous les cas
m’approcher de cette pensée totale qui participe de l’image de l’art. Quand j’écris
je fabrique des images, je ne sais pas comment fonctionnent les écrivains, mais
moi, c’est certain, je fabrique toujours des images.
F.B.
: L’image se déplace comme la lettre i sur le mot magie. Pour en revenir à ce
que tu disais à l’instant, qu’entends-tu lorsque tu évoques une déception du
système de l’art ?
D.A.
: Ce
que l’artiste a vécu ces dernières années, comme par exemple son rapport à
l’institution, l’oblige à revoir son comportement et à détériorer ses idées.
Ces derniers temps le rapport de l’institution aux artistes s’est
considérablement durci, et on est rentré dans des rapports d’arrogance et de
pouvoir. Parfois lorsqu’on est artiste on se trouve vraiment humilié. Écrire
pour moi c’est aussi une manière de ruser avec ce pouvoir, de le contourner, de
le détourner, de lui échapper. Écrire est la condition de ma liberté.
F.B. : Créer c’est aussi tracer un parcours dans
l’aventure de sa vie, comme ces chemins que tu as dessinés sur le sol
marécageux acadien. Il y a bien encore dans ton travail une volonté de détrôner
le socle de l’art, mais une volonté qui s’enracine dans les principes
fondamentaux qui déterminent l’acte de créer. Quel est le rôle de l’artiste
dans la société ? Quelle est la fonction de l’art ? Que devient à
l’ère d’Internet la notion de chef-d’œuvre ?
D.A.
: Je
savais répondre aux deux premières questions il y a quelques jours encore, je
saurais peut-être y répondre à nouveau demain. Quand à Internet, on assiste à
une modification accélérée des notions traditionnelles, mais les artistes
subissent là tout le poids de la société. On en fait un problème moral alors
qu’il est essentiellement idéologique économique et purement artisanal au
niveau de son utilisation artistique. Je me méfie de la nouvelle technologie
lorsqu’elle n’est plus un moyen mais devient une fin en soi, une boulimie
obsessionnelle et totalitaire. Cette idéologie de la technique me rappelle un
peu trop les aventures politiques des futuristes italiens.
F.B.
: Politiquement et peut-être même individuellement ces gens n’avaient en effet
rien de sympathique, d’ailleurs autant Picasso que Khlebnikov en Russie avaient
une antipathie marquée pour Marinetti ; mais, en même temps, le futurisme
italien et Marinetti le premier ont réalisé au niveau de la littérature, des
arts et du spectacle, une œuvre remarquable.
D.A.
:
C’est vrai, encore que cela reste discutable, je préfère les constructivistes.
C’est toute l’ambiguïté de l’extrémisme dans l’art lié à la notion de progrès
et de radicalité. Mais en ce qui me concerne je n’ai aucune fascination pour le
moyen lui-même, que se soit l’objet ordinateur ou le réseau Internet. J’ai à ma
disposition des machines prêtes à fabriquer des images et à déplacer du texte,
pour le reste le contenu même vient uniquement de ce que je vais y apporter. De
même le CD-Rom est un moyen certain de souder dans un puzzle mes expressions
multiples. Internet représentera un moyen d’expression artistique si les
artistes simplement s’en emparent, sinon ça ne sera qu’une boîte à outil.
L’œuvre reste à faire.
F.B.
: Est-ce que tu établis une franche distinction entre chacun des registres de
création que tu utilises ?
D.A.
: Oui
et j’aimerais que chaque moyen se suffise à lui-même. J’établis des
distinctions à la vue de certaines réticences qui marquent les limites de
chacun des moyens que j’utilise. Par exemple, lorsque j’ai commencé à faire de
l’art, le sculpteur était pour moi un artiste qui réalisait des monuments aux
morts. Je ne voulais pas tailler des monuments funéraires, par contre je tenais
absolument à être sculpteur. C’est une problématique qui revient constamment
dans tout ce que j’entreprends.
F.B.
C’est peut-être une récurrence de ton travail, mais c’est aussi le fondement
même de la dimension politique de la sculpture dans le social. C’est à la fois
la fêlure de la sculpture dans le bronze du pouvoir, et en même temps l’espace
intermédiaire où se réfugie le modèle de l’art classique.
D.A.
: Un
artiste pour moi c’est un héros, et devenir artiste c’est entrer dans une
légende. Maintenant l’artiste est passé du statut de héros à celui de vedette.
Je voudrais redonner à l’art sa vertu première et le faire retourner à sa
légende. C’est l’idée que je reprends dans mon premier roman que tu as lu où le
héros du récit fabrique un socle en s’interrogeant sur l’histoire de la
sculpture, et que le socle valide la mémoire du dernier élément architectural
qui se rattache à ce registre. Quant à la question du modèle c’est une
référence qui se répète toujours, mais c’est aussi la notion du savoir-faire
qui intervient. Depuis le début du siècle on s’évertue à répéter ces mêmes
modèles ; la notion d’innovation dans l’art n’est pas aussi visible qu’on
voudrait nous le faire croire. À mon sens c’est une notion qui ne peut se
justifier que dans la perspective d’une société qui elle-même aurait pour
vocation de s’améliorer et de rendre le monde meilleur ; hors ce n’est pas
le cas comme j’ai le regret de le constater. Un art nouveau ne peut être qu’un
art qui se montre généreux dans le sens que je viens d’énoncer et qui puisse
rendre compte de cette ambition.
F.B.
: Dans ton œuvre l’évocation du déménagement et de la transhumance revient
souvent de même qu’un certain rappel à l’histoire de l’art.
D.A.
: Actuellement
je travaille sur des sculptures qui font allusion à la peinture et à la
composition des abstraits. Ce sont des petites pièces qui annoncent en même
temps des débuts de séries où je développe des idées que je réaliserai ensuite
à des dimensions différentes suivant le lieu d’exposition qu’on me proposera.
La sculpture sur laquelle je m’attarde en ce moment évoque sa propre histoire,
c’est une caisse qui englobe l’histoire de la sculp≠ture. C’est une forme
de constat de la modernité, de même que je fais référence à la notion de
nomadisme et de déplacement car cela concerne autant la réalité de la vie de
l’individu occidental contemporain que les exodes dramatiques que nous pouvons
voir à la télé. Ainsi chacun à sa manière se sent concerné par ce problème.
Mais ce sujet se rapporte aussi à l’art qui renvoie à l’idée de l’atelier, à la
notion de l’œuvre en résidence dans les réserves des musées, à sa mise en
caisse, et à ses déplacements lors des prêts ou des dépôts auxquels elle est
soumise.
F.B.
: Nombre de tes sculptures prennent précisément la forme élémentaire de ces
caisses. D’un côté elles parlent de la fonction du socle, de l’autre elles se
retournent en Cornes d’abondance dans lesquelles vont s’accumuler un inventaire
d’objets. Ainsi la caisse s’assimile à un espace d’exposition en soi, mais un
espace qui aurait pour fonction de permettre aux objets qui l’habitent d’être
en transhumance. Elle évoque la malle du grenier qui déborde et dans laquelle
vont s’entasser en dé≠sor≠dre tous les éléments d’un cabinet de
curiosité. Mais la caisse, ce contenant formel, semble jouer aussi un rôle
central et stabilisateur en venant légitimer autant les objets de l’œuvre que
l’espace de “monstration” dans les objets. En mathématique on dit que l’ordre
engendre le chaos mais que le chaos aussi engendre l’ordre, ce dernier dessine
un motif, pose des lois, quand l’autre le cache dans le changement. Le chaos
pour le physicien est une forme d’ordre crypté. Il me semble qu’il y a là aussi
quelque chose de cet ordre dans le petit chaos ordonné de tes installations.
D.A.
:
C’est vrai que l’idée du chaos se manifeste beaucoup dans mes œuvres. Quand je
voulais dire que je désirais réussir quelque chose dans un monde raté il
s’agissait d’exprimer aussi ce désir de mettre un peu d’ordre dans un chaos. Un
chaos que je ressens d’ailleurs d’autant plus fort que mon atelier se
transforme en capharnaüm dès que j’ai le dos tourné. On le sait, pour beaucoup
d’artistes l’atelier a une valeur véritable. Quand les toiles des peintres ou
les sculptures déjà réalisées et en cours sont dispersées dans l’espace de
l’atelier c’est l’anticipation d’une installation.
F.B.
: On se rappelle Les Ateliers Libres de Moscou qui reçurent Naum Gabo et
Antoine Pevsner. Picasso quant à lui peignait à temps perdu des insectes sur le
mur de son atelier pour son plaisir personnel. C’est aussi sur les murs de son
atelier rue Saint Hippolyte à Paris en 1913 que Marcel Duchamp dessine
l’esquisse finale des mensurations de la Broyeuse de chocolat, avant de faire sur ce
même mur un peu plus tard le premier grand dessin de La mariée mise à nu.
Duchamp encore en 1927, autant par distraction que pour gagner de la place, fit
réaliser par un artisan une œuvre charnière avec la porte de son atelier rue
Larrey à Paris. Elle avait la particularité de s’ouvrir sur une pièce et de se
refermer sur une autre, contrant ainsi le fameux dicton « Il faut qu’une porte soit
ouverte ou fermée ». Pour Claude Rutault l’atelier a pour fonction de
stocker transitoirement des définitions/méthodes qui ont été réalisées et qui
sont en attente d’être à nouveau actualisées, alors que c’est dans sa cuisine
en 1973 qu’il expérimente la première d’entre toutes. L’atelier à ce moment-là
n’est plus un espace intime de création, c’est davantage une gare de triage
pour des matériaux qui vont arriver ou repartir, quand le chef de gare pourra
être, selon les cas, institutionnel ou privé. Et puis il y a cette étrange
nouvelle de Camus, Jonas, l’histoire d’un peintre qui après avoir
connu la gloire, ne pouvant plus créer, se reconstruit un tout petit atelier
perché dans un coin sombre, et à l’intérieur même de son atelier. Dans cet
espace de solitude l’artiste déchu réalise une dernière toile sur laquelle se
trouve simplement inscrit, mais difficilement lisible, “solitaire” ou
“solidaire”.
D.A.
: Il
y a l’atelier de Brancusi aussi. Oui l’atelier représente le dernier lieu où
l’on peut correctement voir l’art. Pour cela j’ai été très frappé par
l’exposition de Dieter Roth à Marseille avant sa mort. Il avait transporté tous
les éléments de son atelier y compris les établis, les machines, les matériaux…
Il s’est approprié l’espace du Musée. Il a arrangé tout cela dans un système de
prolifération et avec une science d’une générosité incroyable. Roth a travaillé
pendant quatre mois sur ce projet accumulant des installations, des vidéos, des
dessins, des peintures et du son. Son œuvre investissait non seulement les
espaces d’exposition mais s’étalait encore jusqu’aux toilettes, dans les
couloirs, dans la loge même du gardien. Le fait d’investir à ce point le musée
donnait paradoxalement à ce lieu public l’impression d’être chez-soi.
F.B.
: On peut dire que le paradoxe critique par rapport à l’institution est quelque
chose de propre à Dieter Roth. Dans un entretien avec Kees Broos 1 il disait
qu’avant d’aller aux cours à l’École des Beaux-Arts de Munich où il enseignait,
il se soûlait toujours, et qu’il apprenait à ses élèves à ne pas fréquenter
l’académie. Il ajoutait encore qu’on ne devrait enseigner qu’avant de mourir ou
quand on est au plus bas de l’échelle sociale, un « pauvre clochard pourri »
pour reprendre ses propres termes. Pour Dieter Roth l’art a pour devoir de se
permettre toutes les libertés, y compris celle de détruire les autres œuvres
d’artistes, ainsi qu’a pu le faire d’ailleurs l’artiste russe Brener avec une œuvre
de Malevitch appartenant à un musée. Cette vocation à détruire les œuvres de
l’histoire de l’art se concrétisait chez lui en enserrant dans ses pièces des
insectes nuisibles aux matériaux de l’art, et qui pouvaient proliférer dans les
musées (certaines de ses œuvres n’en ont pas moins été achetées par des musées
mais protégées sous une chape de plexiglas hermétique, comme le préconisait
d’ailleurs l’artiste lui-même).
D.A.
:
Chez Dieter Roth la destruction était symbolique, par contre la destruction effective
de Brener est inacceptable. Mais pour en revenir à Dieter Roth, son exposition
était en effet critique par rapport à l’esthétique et au pouvoir que génère
l’institution, en même temps le musée récupérait son esthétique quand lui
récupérait l’institution muséale. Mais c’est ce paradoxe qui était justement
significatif. On devinait toute la complexité dans son propos et sa stratégie
appliquée sur le lieu de l’institution comme dans une cathédrale. Je crois que
plus jamais on ne pourra revoir cela. C’était aussi une manière de redéfinir
l’espace de l’art avec le concept minimum que valide l’espace de l’atelier.
C’est pourquoi dans mes installations l’esthétique de l’atelier devient une
représentation du monde constituée de sculptures et d’objets qui pourra être
reconstruite de manière différente selon l’espace dont je dispose. Ainsi dans
mes installations il peut y avoir des sculptures anciennes et nouvelles, des
assiettes, des vidéos, des plantes vertes qui s’approprieront l’espace dans sa
globalité, mais à chaque fois sous une forme différente. Chaque élément reste
autonome et peut être aussi présenté isolement. Mais si quelqu’un vient à me
l’acheter alors l’œuvre est figée dans l’état. C’est la question de
l’hypertexte qui commence avec mon premier roman et avec l’histoire des
premières sculptures que j’ai faites, le pistolet en terre, la poule, la femme
nue en terre cuite perforée de trous.
F.B.
: Peux-tu nous parler de la série de photos que tu as présentée dans Art Présence de l’été
1999. C’est une série où tu t’incarnes comme une sculpture de terre classique
posée sur un socle, et qui a la particularité de s’engendrer elle-même. La
légende qui accompagne les photos laisse entendre d’ail≠leurs que les
œuvres d’art n’existent finalement aux yeux des autres que par les
reproductions photographiques, comme si la photo s’appropriait tout le
territoire de l’art.
D.A.
:
C’est une partie des 25 photos d’une série qui stigmatise un travail de
performance que j’ai réalisé il y a déjà un certain temps, et que j’ai
d’ailleurs aussi repris en vidéo. Ce travail de photographie représente
l’ultime étape dans cette logique, et sur laquelle je ne reviendrai plus.
L’ensemble comprend cent photos avec d’autres séries qui existent dans des
formats différents, dont certaines de 120 x 120 en noir et blanc. Pour moi ce
sont des photos de sculptures que je n’oserais jamais faire, ou qui me
paraissent impossibles à réaliser vraiment, enfin quelque chose de cet ordre.
Non loin de ce travail existent aussi des photos d’atelier où j’apparais de
manière plus confuse parmi les sculptures présentes d’une installation qui est
sensiblement à mon échelle. Dans ce cas je présente par la suite la
photographie en question avec l’installation lorsque celle-ci est exposée à
l’extérieur.
F.B.
: Chaque registre que tu exploites renvoie à un autre, mais surtout se recouvre
l’un sur l’autre. C’est un même propos qui se déplace sur des supports
différents, pourtant c’est l’idée de l’œuvre qui prédomine sur l’œuvre
elle-même et sa réalisation. On dirait que tu tournes autour d’un vide, que tu
cernes ses limites pour lui trouver sa forme manquante, et que l’œuvre pour toi
serait une absence qu’aucun contenu ne pourra combler, sinon par
l’expérimentation existentielle de l’art. Tu me donnes l’impression de
quelqu’un qui marche sur le bord du bord de l’art, mais sans jamais tomber dans
la satisfaction des moyens employés. Chaque registre que tu utilises prend
lui-même l’ordonnance d’une “pièce supplémentaire” qui s’ajoute à un autre
comme pour consolider l’immense précarité du statut de l’œuvre d’art. C’est une
démarche autonomiste qui s’engendre par elle-même, et libère sa propre logique
interne avec le rire détaché du désespéré. À un moment donné, un personnage de
tes romans se pose la question « Suis-je un bon artiste ? ». Est-ce
réellement une question que tu te retournes ?
D.A.
:
C’est la question qu’un artiste peut se poser, mais que personnellement je pose
uniquement aux autres artistes.
Paris,
septembre 1999
1.Catalogue
de l’exposition de Dieter Roth au Centre d’Art Contemporain Midi-Pyrénées.
Directeur Pierre-Jean Galdin. Commissaire Kees Broos.1987.