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Anne-Laure Even index

POUR CROIRE (ENCORE) À LA MAGIE DU RÉEL


Désacralisation de l’acte créateur, les œuvres d’Hubert Duprat réalisent une synthèse paradoxale entre humanisme renaissant et tribalisme post-moderne. Passionné d’archéologie, de minéralogie ou encore d’entomologie, l’artiste croise des disciplines variées, toutes mises au service d’une conception de la connaissance qui fait la part belle au mode imaginaire.
Il poursuit une logique implacable d’association, et même de réconciliation quelque peu chaotique, des contraires : le naturel et le culturel, le visible et l’invisible, l’artisanal et l’industrieux, le rationnel et le spirituel…
Les deux séries Cassé/Collé et Coupé/Cloué, présentées ensemble à l’Hôtel des Arts de Paris dès 1992, semblent emblématiques du mode de fonctionnement, mais aussi d’une quête plus essentielle de l’art de Duprat. Réglées toutes deux sur des procédures strictement énoncées dans le titre, et appliquées dans la réalisation de l’œuvre, elles se développent parallèlement entre 1991 et 1994. Au final, cinq arbres Coupés/Cloués et quatre pierres Cassées/Collées, tous exposés couchés sur le sol, composent les deux séries.

Les pierres monolithiques, dont deux sont de grès, lisses et noires, et deux autres en calcaire, rugueuses et blanches, ont été cassées au marteau-piqueur en plusieurs morceaux, puis réassemblées à l’identique : procédure synthétisée dans le titre qui vaut formule, Cassé-Collé. D’emblée, une symbolique primordiale semble ici mise en œuvre, évoquant les sites préhistoriques des grands menhirs – souvent couchés et brisés, eux-aussi. Cette œuvre s’inscrit dans la grande tradition sculpturale de la taille de pierre, qui englobe les mythologies préhistoriques et modernes, avec les dolmens et autres cromelech néolithiques, mais aussi la redécouverte de la taille directe par les avant-gardes modernes, trouvant une ultime résurgence dans les réalisations in-situ des artistes du Land art. Ceux-ci se sont aussi inspirés des constructions mégalithiques du grand ouest américain. Mais les œuvres d’Hubert Duprat ne sont pas restituées à la nature, comme l’étaient celles de l’in situ. Les artistes du Land art cherchaient à renouer avec le tribal, avec la nature, avec le cosmos, et à réinvestir des sites permettant ce dialogue.
Duprat affirme plutôt que le site, c’est-à-dire l’endroit idéal, n’existe plus.
D’ailleurs, Thierry de Duve écrit en 1987 que « la sculpture de notre siècle et surtout celle de ces vingt dernières années, est une tentative de reconstitution de la notion de site à même le constat de sa disparition. En ce sens, le site de tout l’in situ est un « non-site » comme Robert Smithson l’avait perçu sans illusions. »1.
Les œuvres-pierres de Duprat restent ambigües, entre alignements à la Richard Long et pavements à la Carl André, relevant d’une sorte de conceptualisme métaphorique.
Déjà, prenant, lui, acte de la démoralisation des idéaux modernistes, Carl André annonçait triomphant « J’ai couché la Colonne sans fin de Brancusi par terre ». Pourtant, Duprat, au-delà de ce rationalisme désenchanté, réinvestit la part ni fondamentalement moderne, ni nécessairement mystique, simplement spirituelle ou cognitive, de la recherche artistique. En fait, l’artiste transcende les modèles historicisés des formes de l’art, pour questionner plus largement la dimension temporelle, de l’érosion naturelle à l’intervention artistique et industrieuse de l’homme. Ses pierres sont un peu comme des météorites, mais elles ne témoignent pas d’autres espaces, plutôt d’autres temporalités, où l’échelle des temps géologiques redonne sa discrétion à l’existence humaine.
Plus de site, donc, mais toujours la compacité têtue de l’œuvre-pierre.
Dans Cassé/Collé, le noyau actif, le nucléus, est invisible, et seule la surface est a priori accessible. Rien d’autre n’est donné à voir qu’une série de pierres brisées, reconstituées chacune en un seul bloc. Mais la pierre est entièrement fendue, et cette fragmentation ouvre la troisième dimension, celle du volume, comme expression d’une densité de vie. Les failles interstitielles, s’enfonçant dans l’épaisseur du roc, révèlent cette « perspective d’intensité substantielle infinie » dont parle Bachelard2.
De plus, cet apparent recollage stigmatise, en contrepoint, l’action de l’artiste et son artificialité. Le grès, comme le calcaire, sont des roches sédimentaires, « formées de nombreux petits éléments unis par un ciment de nature variable »3 : Duprat rejoue la structure moléculaire à une échelle macroscopique, celle de l’œuvre d’art. L’artiste s’oppose donc au consensus global du modernisme qui « entendait combattre tout illusionnisme en mettant en avant la seule réalité de la surface et du processus »4. Dans le même temps, l’artifice du procédé reste clairement apparent.
Les oeuvres-pierres de Duprat sont de petites concrétions qui gardent, tels des moules ou des empreintes, trace de l’acte créateur. Les lignes de fragmentation se font les traces d’un geste destructeur, valant création.
C’est bien à la désacralisation de l’acte artistique que s’attache l’art de Duprat.

Les troncs d’arbres de Coupé-Cloué présentent une longueur de cinq mètres, entièrement recouverte de clous en laiton. À nouveau, le titre énonce strictement la procédure appliquée pour réaliser l’œuvre, à la manière de l’art conceptuel. Les clous de tapissier renvoient plutôt à un univers décoratif, et la couleur dorée aux icônes byzantines… L’objet en lui-même, le tronc clouté, rappelle quant à lui certains fétiches des cultures africaines dites ‘primitives’. Et, l’installation dans l’espace d’exposition semble finalement appartenir au Land Art, mais dans une version ‘Ex-situ’, c’est-à-dire débarrassée de l’utopie du site.
L’artiste propose une œuvre profondément hybride, qui se nourrit et représente tous ces différents registres de l’histoire de l’art et de l’humanité, sans naïveté ni cynisme. Les clous brillants sous l’éclairage artificiel de l’exposition peuvent passer pour l’évocation d’un univers étoilé, la représentation d’une voûte céleste. Mais, si la surface des troncs suggère une élévation métaphysique, voire mystique, leur position reste littéralement terre-à-terre, là encore couchés au sol, et non tendus vers le ciel : d’objets permettant de communiquer avec le divin, à travers les fétiches, l’œuvre d’art s’est resituée comme objet transitif inter-humain ou relationnel, postulant pour la magie du réel plutôt que d’autres réalités.
Toujours dans l’optique d’une réconciliation des contraires, Coupé-Cloué se situe non seulement entre mysticisme et trivialité, mais aussi entre art et artisanat. L’opération de recouvrement complet des troncs monumentaux par les clous de tapissier s’apparente davantage à un registre industrieux, c’est-à-dire industriel et besogneux. Stigmatisant le « labeur » de l’artiste, Ramon Tio Bellido souligne : « Hubert Duprat n’en finit pas, en, filigrane, de discuter des fonctions symboliques et sociales de l’artiste »5.
Les pierres de Cassé/collé comme les troncs de Coupé/Cloué désacralisent l’acte artistique, pour mieux restaurer son origine, celle d’une quête de sens multiforme, hétérodoxe et immanente.
Ces deux œuvres incarnent deux dimensions opposées mais inséparables, qui à elles seules définissent un monde : la terre, avec les roches sédimentaires de Cassé/collé, et le ciel, évoqué à travers les clous-étoiles et les troncs d’arbre...
Hubert Duprat relate une véritable cosmogonie, parfaitement agnostique. Sa mythologie, très personnelle, puise tant dans les registres du merveilleux traditionnels, vernaculaires voire préhistoriques, que dans les références de l’art classique et souvent religieux, mais aussi moderne et conceptuel. Plus particulièrement, il s’inspire des derniers avatars de l’avant-garde moderne, le minimalisme, l’art conceptuel, le Land Art, pour élaborer des oeuvres synthétiques et puissantes, évitant l’enfermement stylistique et les querelles d’écoles.
Globalement, l’œuvre de Duprat relève d’une sorte de symbolisme conceptuel improbable, qui s’inscrit dans une lignée surréaliste impeccable.

Et, enfin, elle possède une qualité rare et paradoxale, celle d’offrir encore une communicabilité avec le divin, mais sans dieu !
L’artiste pourrait apparaître comme une sorte de chaman désorienté, recherchant toute la force de la magie dans le chaos de la réalité même, du merveilleux dans la nature, grâce à l’art – faute de mieux… Mais, l’époque n’est plus à s’esbaudir des mirabilia de la nature, ni non plus d’ailleurs de celles de la culture, et toute la subtile dialectique de Duprat se cristallise sur les notions de montré/caché, visible/invisible, stigmatisant avant tout la fragilité opératoire des œuvres dans leur tentative de captation du réel. Et, Jean-Marc Poinsot conclut lui-même : « Hubert Duprat réifie par son travail cette impossible relation au réel en privant le spectateur de ses œuvres de l’accès au point de vue et au sujet qui les fondent en vérité. Bien que nous soyons convaincus du contraire, les images de notre monde ne fonctionnent-elles pas de la même manière, sans nous ? »6.
Hubert Duprat est fermement engagé dans une quête de sens toujours renouvelée, qui vaut davantage pour elle-même, que pour une véritable compréhension du monde, compréhension tenue pour impossible, et peut-être même, pas si désirable.

Anne-Laure Even

1 - Thierry de Duve, Ex Situ in Cahiers du Musée d’art moderne, 1987.

2 - Cité par Christian Besson, La Phrygane, la merveille et le monument in Hubert Duprat (catalogue monographique), Paris : Hôtel des arts, 1991.

3 - In Le Petit Robert, édition 2004.

4 - Maurice Fréchuret, A la fois, la racine et le fruit in Hubert Duprat (catalogue monographique), Antibes : Musée Picasso, 1998.

5 - Ramon Tio Bellido, Hubert Duprat (notice de Coupé/Cloué) in FRAC Limousin, 1989-1995 : « deuxième époque », Limoges, 1996.

6 - Jean-Marc Poinsot, Hubert Duprat : sujet et mobile in Hubert Duprat (catalogue monographique), Paris : Hôtel des arts, 1991.



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