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Elisabeth Wetterwald index

Monica Bonvicini - Sylvie Fleury


Le Magasin vient de consacrer successivement des expositions personnelles à deux artistes de la même génération, Monica Bonvicini et Sylvie Fleury, dont les travaux, les enjeux esthétiques et les connotations “ politiques ” sont curieusement à la fois éloignées, voire opposées, et très proches. On pourrait dire sommairement que ce qui les lie avant tout est une attitude qu’on peut qualifier de “ post-féministe ” ou de “ néo-féministe ”. Toutes deux travaillent et interrogent de plus ou moins près l’identité féminine : les clichés qui y sont associés, les univers masculins qui la définissent, l’encadrent ou la manquent ; toutes deux se placent, en même temps, dans des positions qui sont au-delà de l’affrontement et même de la revendication. Nées dans les années 60, les deux artistes ont ceci en commun de ne pas avoir connu, mais de bénéficier, a posteriori, des mouvements d’artistes féministes tels que le FAM, “ Feminist Art Movement ”, très actif dans les années 70 ; mouvement esthétique féministe qui entendait notamment protester et lutter contre le sexisme qui existait dans les musées et les écoles d’art, et de façon plus générale, mettre en avant la subjectivité féminine dans la culture visuelle, mais aussi dans la société toute entière – des artistes telles que Chantal Akerman, Martine Aballéa, Tania Mouraud, Nicola, Orlan, Gina Pane, Adrian Piper, Martha Rosler, Hannah Wilke parmi bien d’autres y ont participé, plus ou moins activement. Fleury et Bonvicini sont en quelque sorte les enfants de cette génération de femmes qui a dû se battre contre le centralisme phallocratique non dissimulé de l’époque, avec des travaux qui souvent relevaient autant du registre activiste que de préoccupations esthétiques. Si leurs œuvres sont imprégnées d’un souci du féminin (et non pas de féminité réelle), Bonvicini et Fleury sont dans une situation bien plus ambiguë que leurs aînées : aucune position identifiable et tranchée n’apparaît dans leurs travaux ; la femme n’y est pas considérée comme une victime, objet de désir, enfermée dans de multiples formes de carcans. Elle est plutôt vue, chez Fleury, comme dépendante de stéréotypes mais surtout sujet de désir, et chez Bonvicini comme force potentiellement destructrice, capable de miner les structures quotidiennes de l’autorité ; les deux artistes assument de surcroît une image délibérément “ sexy ” d’une femme qui évoque et suscite le plaisir en toute connaissance de cause. Malgré cela, elles ont de toute évidence des points de vue et des attitudes très différents vis-à-vis de la société et la culture : Fleury adopte une esthétique de la provocation - mais une provocation douce, à la fois défi et appel - et de la séduction, tandis que l’univers de Bonvicini est fait de heurts et de violence.

“ Scream and Shake ”, tel est le titre révélateur de l’exposition de Monica Bonvicini. Tout le travail de l’artiste tourne autour de la problématique de l’inscription du corps dans l’architecture. Hausfrau Swinging : une vidéo montre une femme nue, la tête coincée à l’intérieur d’une maison miniature, qui se heurte violemment et de façon répétitive contre des parois en angle droit. Le ton est donné. Cette pièce fait référence à une gravure de Louise Bourgeois sur le thème de la femme-maison, mais elle la commente plus qu’elle ne la cite : si cette “ femme au foyer ” est une victime, elle n’est pas consentante ; c’est une femme qui bouge, se débat, et qui tente violemment de se débarrasser de ce qui la contraint. Bedtimesquare : un matelas gonflable est enserré par un muret réalisé avec des dalles carrées qui rappellent les structures au sol de Carl André ; comme s’il s’agissait de proposer un petit somme au milieu d’une sculpture minimale - le saillant du mur, l’esthétique masculine de l’art minimal encadrant le creux du lit, le lieu de la vulnérabilité. Destroy, She Said : Bonvicini reprend ici le titre évocateur du roman de Duras pour réaliser un montage de scènes empruntées au cinéma des années 60 - une époque où les cinéastes (Antonioni, Godard, Fellini…) s’intéressaient beaucoup à l’image de la femme, sans pour autant que soit accordée la moindre importance aux femmes auteurs - dans lequel on ne voit que les scènes stéréotypiques où l’héroïne s’appuie contre un mur, dans un mouvement ambivalent qui évoque à la fois la recherche du cadre et l’impossibilité d’y échapper. La bande-son, sample de bruits, de pleurs, de détonations et de musiques extraits des films donne à la pièce un aspect dramatique et un effet de violence extrême. Le mur, synecdoque de toutes les limites (spatiales, mais aussi sociales et politiques), est l’élément récurrent du travail de Bonvicini. Matière première de toute architecture - traditionnellement aux mains des hommes -, il est la métaphore de la domination et du pouvoir puisqu’il sépare, cloisonne, impose des limites ; l’artiste rappelle que la construction architecturale, à la fois produit et représentation du pouvoir, est rarement un espace neutre, et qu’elle dicte les modes de comportement et les processus d’identification. Dans la pièce I believe in the Skin of Things as in that of Women, dont le titre est une citation de Le Corbusier, Bonvicini traite le sujet de façon ironique et volontairement prosaïque : c’est un espace en placo-plâtre, percé par endroits, dont les parois intérieures portent des citations d’architectes célèbres - Le Corbusier, Loos -, de femmes architectes comme Zaha Hadid et de dessins caricaturaux obscènes qui illustrent les citations : façon de tourner en dérision le sexisme primaire des fantasmes des grands maîtres du modernisme. Pour réaliser What does your Girlfriend think of your rough and dry Hands ?, l’artiste a soumis à des ouvriers du bâtiment des questionnaires sur leur sexualité, leur opinion sur les homosexuels, leurs relations avec leurs conjointes. Contrairement à l’effet de rupture suggéré par Destroy, She Said, ici, c’est le lien, l’arrogance clanique et l’assurance qui ressortent ; et Bonvicini trouve visiblement un malin plaisir à opposer le fait que les ouvriers de construction se déclarent farouchement hétérosexuels (et homophobes) alors qu’ils demeurent très populaires dans l’érotisme homosexuel - voir la pièce These Days only a few Men know what Work really means, sorte de panneau publicitaire monumental qui représente un montage de scènes pornographiques entre ouvriers de chantier (ils sont nus, mais ils portent des casques…).

Si le travail de Bonvicini repose sur l’économie de moyens et sur une certaine aridité, celui de Fleury met au contraire en scène des univers prolifiques qui reposent en grande partie sur l’agencement d’ambiances et d’environnements basés sur la séduction ; tandis que Bonvicini déconstruit de façon méthodique des systèmes de valeurs sociales, culturelles et identitaires, Fleury réagit de façon plus intuitive aux conditionnements sociaux, mais ne tient visiblement pas à résoudre les tensions qu’elle soulève. Plus que sur la construction ou la dé-construction, la démarche de l’artiste suisse repose sur le “ customizing ”, la personnalisation d’objets manufacturés à l’aide d’artifices divers : des fusées recouvertes de fourrure ou enduites de produits cosmétiques, des combinaisons de pilote automobile pour femmes, pour ce qui est de féminiser des objets qui renvoient à la symbolique masculine ; des néons empruntés à l’esthétique de l’art conceptuel dont les inscriptions renvoient à des marques de parfum ou à des slogans utilisés dans l’univers de la mode (Be Amazing, Obsession), la série des Campbell Soups de Warhol relookée en Coca-cola light, un Mondrian partiellement recouvert de fourrure, pour ce qui est des emprunts au champ artistique. L’œuvre de Fleury repose sur la multiplication d’emprunts, d’influences et de piratages divers, élaborant des va-et-vient permanents entre des univers hétérogènes comme la mode, l’art, les produits de luxe, ceux de grande consommation, l’univers de l’automobile, la science-fiction, etc. Pour cette exposition, l’artiste s’est attachée en particulier aux “ sciences parallèles ”, telles que la chromo-thérapie, les thèmes astraux, les techniques de relaxation : une bibliothèque est remplie d’ouvrages sur la connaissance de soi et la recherche du bien-être individuel ; une salle, éclairée par des lampes de sel, invite les visiteurs à la relaxation sur un lit de pierres de jade chauffant ; une autre est remplie de quartz monumentaux éclairés de l’intérieur par des néons clignotant de différentes couleurs ; un logiciel réalisé par un chromo-thérapeute permet de réaliser des tests psychologiques en fonction de choix de couleurs… Ce qui est étonnant chez Fleury, c’est sa capacité à pointer les tensions entre la dictature du goût collectif et le désir de personnalisation, la recherche de l’identité individuelle à travers l’identité collective, les va-et-vient d’un cliché à un autre, sans jamais pour autant faire œuvre d’ironie. L’artiste semble réellement fascinée par les univers qu’elle aborde et ce n’est sûrement pas dans une volonté de déplacement critique post-duchampien qu’elle intègre dans ses expositions des objets ou des champs hétérogènes à celui de l’art ; il s’agit plutôt d’une attitude pop qui consiste à investir joyeusement l’univers de la consommation et les goûts de son époque sans nécessairement devoir s’en distancier. C’est sur ce point aussi qu’elle rejoint l’attitude post-féministe : le shopping, le maquillage, la mode sont ici considérés avant tout comme des actes de plaisir et non pas comme des servitudes volontaires que la femme s’imposerait pour se conformer aux goûts des hommes. Le désir féminin est primordial et conditionne tout le reste ; l’hédonisme et la consommation sont moins des péchés que des façons d’exercer ses désirs, son self-control, et de s’émanciper. Dans la “ rue ”, l’espace décloisonné du Magasin, Fleury a réalisé une installation monumentale, She-Devils on Wheels (1998) : une peinture murale réalisée avec des teintes de produits cosmétiques représentant les flammes stylisées qu’on utilise pour “ customiser ” les voitures, des moteurs chromés de voiture de luxe installés sur des socles en brique, et la reconstitution du bureau d’une agence que l’artiste a créée en 1997, pour proposer des conseils de personnalisation technique et symbolique de véhicules. Des carcasses de voiture, des bidons, des moteurs, des pneus, de la poussière, des jantes, des objets gothiques disposés ça et là, mais aussi une paire d’escarpins Yves Saint-Laurent, un sac Gucci, une combinaison Hugo Boss de pilote automobile pour femme … Si Fleury met en scène et manipule avec une grande finesse les goûts et les tendances de l’époque, si elle attire l’attention sur la complexité des renvois et des échanges d’une sphère à l’autre - l’art empruntant à la mode et à l’univers de la consommation ; la mode utilisant les codes artistiques ; l’univers de la consommation reprenant les objets manufacturés tels que les avaient transformés les artistes pop, etc. - elle semble ne jamais vouloir sortir de la logique du stéréotype : lorsqu’elle dévoile un cliché, c’est toujours pour en rejoindre un autre. Pour féminiser une voiture, par exemple, il suffit de la peindre avec du vernis à ongle ou du rouge à lèvres… Les femmes devraient-elles, de même, s’efforcer de devenir aussi sexistes que les hommes ?

- Monica Bonvicini
3 juin - 2 septembre 2001
Commissariat : Lionel Bovier
- Sylvie Fleury
21 octobre 2001- 6 janvier 2002
Commissariat : Yves Aupetitallot

Centre National d’Art Contemporain - Le Magasin
Grenoble



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