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Elisabeth Wetterwald index

L’art de la chute
Boris Achour, Adriana Czernin, Martin Kersels, Peter Land


Tout au long du XXè siècle, par à-coups, l’image de l’artiste s’est vue largement remise en cause, du fait de l’effritement des systèmes de croyance en général, du fait aussi, en grande partie, de certains artistes qui en sont venus à se représenter eux-mêmes en parfaits antihéros, en pathétiques pantins malmenés par les circonstances. Ainsi, tandis que le romantisme avait fait de l’artiste un être à la fois protégé des vicissitudes et conducteur de l’humanité, comme installé dans une tour de contrôle, l’artiste aujourd’hui semble, en tendance, maîtriser bien peu de choses. Mais à travers la singulière figure de l’ “ artiste tombant ”, nous verrons que ce qui semble relever d’une esthétique du fiasco, ce qui, a priori, défie l’esprit de sérieux, la sacralisation comme l’auto-sublimation, peut aussi avoir affaire avec la recherche d’une adhésion au réel, avec une tentative de re-disposition dans le monde.

Elévation

Depuis le début du siècle, et jusqu’au moins dans les années 60, malgré la réitération des tentatives de mise en doute et de remise en question du statut du créateur, bien souvent du fait des artistes eux-mêmes, la figure, héritée du modèle romantique, de l’artiste tantôt divin, tantôt prophète ou héros prométhéen, continue de s’imposer. Pour Klee, Mondrian, Kandinski ou encore Malevitch, l’artiste se place ainsi définitivement au dessus du commun des mortels. Affranchi de la réalité quotidienne, il est porteur d’une réalité intérieure qui, une fois exprimée dans le monde visible, est offerte au peuple comme une nourriture spirituelle : à l’élite revient la tâche de montrer le chemin pour préparer la “ vie nouvelle ”. De même, si Beuys n’a eu de cesse de faire entendre que “ chaque homme est un artiste ”, il ne se présentera pas moins, animé par un prosélytisme forcené, à la fois ou tour à tour, comme un maître, un berger, un rédempteur, un médecin des âmes. Klein, quant à lui, construisit son mythe sur le modèle de l’Homme Christ, élaborant son œuvre comme une véritable cosmogonie, convaincu de son rôle de messager capable de guider les hommes vers l’immatériel.

Le saut dans le vide

En 1960, à travers son fameux “ Saut dans le vide ”, Klein symbolisa en quelque sorte son omnipotence d’artiste (en l’occurrence son pouvoir de lévitation), la quête de la transcendance et la fusion dans l’espace de l’artiste auto-sublimé. Sur l’image, paraissant se jeter de la mansarde d’une maison de banlieue, il est en position ascendante, le regard tourné vers le ciel et les cheveux aux vents ; il s’agit moins en fait d’un saut que d’un envol vers le ciel, au-delà des limites humaines et terrestres, vers un temps et un espace an-historiques. Analysant les multiples occurrences des mythes et des légendes relatifs au vol, Mircea Eliade écrit : “ La rupture de niveau effectuée par le vol signifie un acte de transcendance, le désir de dépasser par en haut la condition humaine, de la transmuer par un excès de spiritualisation. Car on peut traduire tous les mythes, les rites et les légendes auxquels nous venons de faire allusion par la nostalgie de voir le corps humain se comporter en esprit, de transmuer la modalité corporelle de l’homme en modalité de l’esprit ”. Convaincu que l’homme, à force de travail spirituel, pouvait accéder à la lévitation, et fasciné par ailleurs par l’aventure spatiale, Klein n’eut de cesse de tenter de dépasser les limites de la condition humaine, de défier les automatismes tant psychologiques que physiques, pour ouvrir aux hommes la voie d’une ère nouvelle.

Plus de trente ans plus tard, les voyages dans l’espace se sont banalisés, les recherches avant-gardistes se sont essoufflées, les certitudes idéologiques ont été mises à mal, et les artistes ne sont plus en mesure de tenir les comportements prométhéens de leurs aînés. Il s’agit plutôt dès lors de retomber sur terre, au sens littéral comme au sens figuré.

Ici-bas

Aujourd’hui, ce serait sous l’emblème de la formule cynico-comique d’un Boris Achour que pourraient se regrouper les artistes vivants ; en 1997, à l’occasion de l’exposition Utopie ou l’auberge espagnole, celui-ci réalisa une sorte de carte de visite, qu’il distribua comme un tract : “ Artiste Boris Achour - (Inconnu dans le monde entier) - ! ! ! Il ne peut rien pour vous ! ! ! - Pas de catharcis. Pas de sublimation. (…) Peut aligner des pigeons. Peut créer des zones de rendez-vous (Ne pas contacter ! ! !) ”. Au-delà de son effet humoristique, cette prise de position, qui constitue en fait une rétractation, a le mérite de la lucidité et de l’humilité. L’artiste n’est plus le meneur d’âmes qu’il a pu être par le passé. Son domaine est d’ailleurs bien souvent purement excédentaire au sein du capitalisme généralisé : nul n’a réellement besoin d’art ; et certains artistes sont les premiers à le clamer.

La figure de la chute rend sensible cette évolution : un certain nombre d’artistes expérimentent ainsi la pesanteur, non plus pour la défier ou pour s’y soustraire, mais pour s’y abandonner, sans plus de résistance. Si l’ascension céleste est un des thèmes majeurs des rituels religieux et des mythologies, la pesanteur est entendue comme profane et triviale : il n’y a pas de dieu de la pesanteur dans l’Antiquité, par exemple. La pesanteur est l’évidence de la condition terrestre – l’homme est entré dans le monde sur le mode de la chute ; la position verticale n’a pas été donnée à l’homme, elle a au contraire sans cesse dû être conquise. Tomber, accepter de choir, consentir à éprouver le contact avec le sol, c’est d’une part se situer par rapport à un Haut ; c’est d’autre part un signe inversé en quelque sorte, une forme d’abandon qui serait le fruit paradoxal d’un acte volontaire.

Débandade

Lorsque Peter Land répète à l’infini ses chutes grotesques, il signifie le contrepoint au succès, le défi à la norme, la nique au self-control. Dans la vidéo Step Ladder Blues (1995), on le voit, habillé en peintre en bâtiment, grimper sur une échelle en vue de repeindre le plafond, perdre l’équilibre et s’étaler sur le sol ; mouvement répété inlassablement tandis que la bande-son diffuse un opéra de Wagner. Ainsi, tandis que l’artiste, habillé en ouvrier, semble retrouver l’humilité des origines moyenâgeuses de son activité (le travail artisanal, le “ métier ”), le romantisme musical de l’opéra Tannhäuser évoque en premier lieu la soif d’absolu d’un héros partagé entre le monde des dieux et celui des hommes et, en filigrane, la grandeur et la maîtrise de l’artiste moderne, deux thèmes qui appartiennent désormais au passé. Dans ses vidéos, Peter Land illustre une mythologie négative, à travers la figure pathétique de l’artiste qui a perdu tout amour propre et toute illusion sur lui-même. Sysiphe contemporain, il accepte l’absurdité de sa condition : n’avoir aucun espoir mais ne pas désespérer pour autant. L’idée d’un temps linéaire débouchant sur quelque chose est abolie, comme l’est la notion de réussite et de destinée. A l’instar du mythe de Sysiphe, la boucle est bouclée et le bonheur est plus affaire d’abandon que de quête.

Adhésion

Considérée sous cet angle, la chute ne débouche pas sur un hors monde, elle rappelle au contraire les limites de celui-ci, ses lois, ses mesures comme sa matière. Lorsque Erwin Wurm, dans Flightsimulator (1998), s’assoit sur un fauteuil, tente de le déséquilibrer jusqu'à ce que celui-ci se renverse, et de fait tombe à terre, il est littéralement arraché à toute assise, et le contact avec le sol est à chaque fois comme une nouvelle re-disposition dans le monde. Le ralenti atténue la brusquerie du mouvement et du heurt, et l’artiste se relève inlassablement pour recommencer, tel un enfant qui découvre les sensations d’une expérience inédite et qui n’a de cesse de la réitérer pour s’assurer des limites de son corps comme de son environnement. Tomber, c’est éprouver. De même, dans Fall (2000), Adriana Czernin se filme adossée contre un mur et glissant sur le parquet jusqu'à s’étaler brusquement sur le sol. Il s’agit ici de sentir le moment où l’action volontariste du corps se mue en événement naturel, et d’illustrer le paradoxe de la chute intentionnelle, répétée indéfiniment mais toujours de façon différente. Dans ces vidéos, c’est moins le sentiment de l’échec qui prévaut qu’une certaine jouissance à évaluer la densité des choses comme de son propre corps, accompagnée d’une certitude finalement assez rassurante : celle de savoir qu’on ne tombera pas plus bas… Il s’agit là d’une nouvelle forme d’art corporel qui aurait moins à voir avec la confrontation avec les éléments, avec le monde, qui serait moins versé à la souffrance qu’à l’abandon, et à une certaine forme d’acceptation : l’artiste ne se pose pas en combattant, il n’est pas en lutte et connaît désormais ses limites. Il sait qu’il n’est plus en position de maîtrise, il accepte en quelque sorte enfin la pesanteur. Le corps comme l’esprit assistent à leur défaite, mais semblent y trouver en même temps un certain plaisir, et comme une raison nouvelle : lorsqu’on n’a de prise sur rien, rien en retour n’a de prise sur soi, et l’on sait par ailleurs que parfois, la soumission totale peut devenir création et puissance (telle par exemple la souveraineté qui peut être atteinte dans le masochisme).

Attraction

Martin Kersels, quant à lui, s’est fait une spécialité de trébucher en milieu urbain. Sorte de géant, immense et imposant, en fils spirituel de Chris Burden, en arrière petit fils de Buster Keaton, Kersels se fait prendre en photo, souvent dans des grandes villes, au milieu de la foule, avant, pendant, puis après la chute. Les clichés montrent les gesticulations comiques de cette masse énorme qui soudain perd le contrôle et finit par s’étaler lourdement sur le sol ; forme oblique inattendue dans la verticalité du paysage urbain. Gratuites et pour le moins incongrues, ces chutes forment un contrepoint radical au pathos du Body Art : nul exploit, nulle recherche spirituelle, et visiblement pas trop de casse. Kersels s’attache à expérimenter, à vérifier les lois de l’attraction terrestre. A l’image de l’étonnante pièce de Chris Burden, The Flying Steamroller, dans laquelle un bloc de béton de plus de dix tonnes semble “ voler ”, en équilibre avec un rouleau compresseur, les photographies de Kersels montrent que ce qui “ fait masse ” peut paradoxalement se révéler instable et fragile, sur le plan physique comme sur le plan symbolique. Kersels appréhende au plus prêt ce que peut être un temps de l’advenir, ce qui “ arrive ” quand on laisse faire. Ces chutes, bien que spectaculaires, sont des quasi non-événements, qui ne portent pas à conséquences et ne débouchent pas nécessairement sur de nouvelles dispositions : l’artiste se relève et recommencera.

Démeurs

Si Klein a indubitablement utilisé l’artifice du photomontage pour figurer son saut dans le vide, ni lui ni ses proches n’ont jamais avoué ouvertement le recours au trucage. Dans la vidéo Démeurs (1999), au contraire, Boris Achour insiste sur les moyens technologiques qui lui ont permis de faire se redresser un corps allongé : dans un magasin de surgelés, on voit le corps d’un homme se redresser au ralenti et tenir debout quelques secondes ; le plan suivant le montre de nouveau allongé, et la scène se répète. Le montage et le déroulement inverse de la bande construisent ainsi l’illusion imparfaite, la mise en scène totalement irréaliste d’un corps qui ressuscite. Nul effet de croyance : tout est là au contraire pour susciter la mise en doute, pour manifester la falsification, voire le déni total.

Consentement à l’abandon. Renonciation définitive aux ambitions et aux rêves de ceux qui ont osé défier les divinités, les Icare, Phaéton ou Prométhée, figures avec lesquelles celle de l’artiste se sont longtemps confondues. Entre le XIXè et le XXè siècle, l’artiste aura connu une spectaculaire chute de registre. Comme le suggère Le mannequin (1985), la sculpture d’Alain Séchas qui montre un homme renversé, la tête coincée dans son socle (en fait une bassine), le motif de l’érection comme de l’élévation se révèlent aujourd’hui parfaitement caduques. Antihéros, post-épique, l’artiste contemporain explore le Très Bas, expérimente son propre territoire, ici et maintenant, à la mesure de ses forces et de sa taille.



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