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Elisabeth Wetterwald index

Mélik Ohanian
Travelling


Mélik Ohanian rapporte des images d’ailleurs. Mais loin du reportage médiatique, ces images se fondent sur des échanges entre l’imaginaire et le réel, entre le subjectif et l’objectif, le mental et le physique, le visible et l’invisible. Les convictions du cliché volent en éclat et laissent place à l’image, toujours incertaine.

Island of an Island. Mélik Ohanian cherchait un territoire vierge, qui ne corresponde à aucune notion de nation ni de culture ; il l’a trouvé dans le sud-ouest de l’Islande, à Surtsey, une petite île née d’une éruption volcanique dans les années 60, qu’on décida d’attribuer à la communauté scientifique internationale afin d’y étudier l’apparition de la vie. Pour son exposition au Palais de Tokyo, l’artiste réalise un environnement qui favorise une multiplicité d’accès à l’image de cette île – une représentation filmique, à travers des vues d’avion vidéo-projetées sur des écrans ; une image du langage qui s’y parle, à travers un livre mis à la disposition des visiteurs, contenant notamment des données scientifiques ; une réalité physique, en temps réel : l’expérience sensitive que le visiteur est amené à vivre à l’intérieur de l’espace. Par ce dispositif “multi-prises” qui met en scène une diversité de temporalités, Ohanian renvoie à chacun la responsabilité de relier les éléments à sa guise, faisant de l’espace d’“exposition” un lieu d’“appréhension” plus qu’un lieu de “représentation” : on n’en sortira pas avec une image très précise de l’île de Surtsey ; on pourra, en revanche, s’en fabriquer une image mentale sans doute bien plus évocatrice que tous les reportages télévisés.

Cap sur une terre vierge, encore, avec Freezing Film Structure, installation en deux étapes, la première s’étant déroulée lors de l’exposition Traversées au Musée d’art moderne de la ville de Paris, la seconde ayant lieu au Frac Languedoc-Roussillon. Cette fois, c’est la planète Mars (autre territoire volcanique), qui a retenu l’attention de l’artiste. Mars, et tous les rêves qui l’accompagnent : la conquête, les simulations de vie sur la planète, les fantasmes liés à l’existence d’autres formes de vie. Pour Traversées, Ohanian a construit un espace à partir d’images de Mars récupérées sur le Web, qu’il a ensuite animées afin de réaliser de véritables travellings autour de la planète. Le résultat est un panoramique vertical et horizontal dans lequel le visiteur se retrouve immergé. Pendant deux jours en novembre, un ingénieur de la NASA, qui travaille sur la station de simulation de vie sur Mars, était invité à prendre place dans le dispositif et à s’entretenir avec des visiteurs ; chaque rencontre étant filmée et retransmise sur des écrans à l’extérieur de l’espace. Au Frac, au centre d’une sorte de rampe en béton, est installé un écran sur lequel est diffusé le film d’animation des mêmes images. Un texte en sous-titre défile, mais il est de la même couleur que le fond : pour le rendre visible et lisible, le visiteur doit appuyer sur un bouton qui arrête momentanément le défilement. Le texte apparaît donc au prix d’un arrêt sur image, et son appréhension ne peut être que fragmentaire et elliptique.

La plupart des travaux de Mélik Ohanian se concentrent autour de la notion de temps ; non pas le temps présent, mais ce que l’on considère habituellement comme le “hors-temps” : le “trop-tôt” ou le “trop-tard” – Dans L’image-mouvement, Deleuze remarque que le “trop-tard” n’est pas un accident du temps, mais une dimension même du temps. Le possible (passé ou futur) devient ainsi une extension du donné ; entre les deux, la frontière n’est pas nette, et les interférences, courantes : l’île de Surtsey, comme la planète Mars, nous ramène à l’ère primaire (à un moment où il n’y a quasiment rien et où le peu de choses existantes prend une ampleur gigantesque), et nous confronte, d’un même mouvement, à un devenir rêvé mais encore improbable. A travers White Wall Travelling, un travail plus ancien (1997), Ohanian explorait déjà l’idée du “trop-tard” : au moment de la fermeture des docks de Liverpool, alors que les dockers étaient en grève depuis deux ans, il est venu filmer, en longs travellings, les lieux désertés, une zone qui s’étend sur douze kilomètres, sur laquelle travaillaient autrefois vingt mille personnes, et qui ne présentait plus aucun signe de vie au moment du tournage. Impression de se trouver dans un gigantesque décor de cinéma laissé à l’abandon, toutes portes et volets clos, seules quelques traces éparses évoquant une activité passée – des pneus de camions, des carcasses d’on ne sait quoi. Venant interrompre les travellings, qui semblent s’enfoncer dans l’espace comme dans un temps infini, un “blanc“ surgit (la fin de la pellicule) tandis que des voix se font entendre, provenant de haut-parleurs installés dans une salle adjacente : les slogans des dockers en grève, égrenés de façon détachée, dépassionnée. Nombre des travaux d’Ohanian mettent ainsi en scène des superpositions ou des interférences entre des temporalités différentes. La synchronisation est rendue sinon impossible, du moins difficile ; les frontières entre ce qui commence et ce qui se termine ne sont pas nettes, de même que l’avant et l’après ne sont pas toujours séparés : ils communiquent entre eux et constituent le réel, au même titre que le présent. Par la mise en place de tels dispositifs, Ohanian congédie la raideur du cliché pour faire image : il invite à revisiter des réflexes, à relativiser des certitudes, et à considérer l’écart (le hors-champ et le hors-temps) non pas comme une anomalie, comme un accident, mais comme un donné inévitable et nécessaire, partie prenante de toute expérience.

Exposition personnelle au Palais de Tokyo, Paris, du 19 janvier au 17 mars 2002
Exposition personnelle au Frac Languedoc-Roussillon, Montpellier, du 25 janvier au 15 mars 2002



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