Art Presence
N. 41 janvier-fevrier 2002 'Les apôtres voient
leurs compagnons marcher sur les eaux'
Matthew Edward Hill
(Daniel Buren)
les apôtres voient leurs
compagnons marcher sur les eaux
Daniel Buren a fait preuve d’un renouvellement de sa démarche artistique
avec un retour aux sources de son énergie, en poursuivant son étude sur nos limites
critiques ; une étude qui a
connu des manifestations aussi diverses que sa peinture en bandes rayées, des
cabanes éclatées et l’horizon démarqué par un arc-en-ciel des drapeaux au
Japon, tout en employant des moyens très restreints. Ses expositions de cette
année se trouve en accord avec sa recherche actuelle, qui se situe entre Encoder-Décoder
: de code à sa lecture - couleur, reflets, transparance à Boulogne-Billancourt en 1997, 25
porticos : la couleur et ses reflets à Tokyo en 1996, et Fragmented reflexion à Kempfenhausen en 1992. Le parcours de Daniel Buren
s'est établi depuis 1967 avec une négation/affirmation extrême de l’institution
artistique dans sa révolte imprégnée du paradigme situationniste, nous
connaissons bien les papiers-collés qu’ont exposés les musées durant
trente-cinq ans. Avec son travail à l’Emmetrop, friche culturelle à Bourges et
à la Galerie Marion Goodman à Paris, il montre la fermeté de son discours fondé
il y a trente-cinq ans. Entre les deux lieux, peu de similitude : tandis que
l’un est lieu de commerce, l’autre est un espace d’autonomie culturelle.
Pourquoi a-t-il pris ces deux situations pour un travail pratique, si ce n’est
que pour la bifurcation simultanée d’une seule et même critique : l’art et son
environnement? Avec cet article, je souhaite explorer sa pratique-critique, et
voir comment un artiste et un lieu ont une activité réciproque. En travaillant
avec les temps du passé, du présent et d’avenir investis d’espace, l’artiste
fait découler les passages d’un lieu. Pourtant, le lieu travaille la mémoire
del’artiste et en tant que dessin guide sa peinture. Le cadrage de toute
activité étant les limites critiques réciproques, entre sujets. Avec les deux
expositions, le sujet autant que l’objet du regard est un centre d’intérêt, le
sujet étant constitué par l’objet de son regard. Néanmoins, une analyse du
mécanisme d’être, déstabilise les particules des certitudes. Par une démultiplication
du regard, la dissolution de l’opposition objet/sujet est laissée en suspens
comme possibilité ou utopie.
Sans théorie, pas d’action révolutionnaire. L'étude de Daniel Buren a été déjà faite, par Daniel
Buren lui-même, ce qui veut dire qu'il n'est pas nécessaire de donner toute
l'histoire de sa pensée ici, Buren est son propre historien. Pourtant, les
rapports entre le travail écrit et le travail pratique d’un artiste sont d’un
intérêt primaire pour comprendre l’activité artistique dans son ensemble,
puisqu’ils révèlent s’il y a une dialectique qui produit l’un et l’autre dans
une relation d’interdépendance. On peut se demander si c’est la pratique qui
permet d’élaborer un discours écrit qui accompagne, stimule et continue la
pratique? (...) la théorie et elle-seule, en effet, peut permettre une
pratique révolutionnaire comme nous le savons. Théorie : une forme spécifique de la
pratique. Pour
combler l’écart entre pratique et théorique, Althusser propose la notion
suivante de l’énoncé théorique : Ce simple << énoncé >>
théorique implique donc, dans un seul mouvement, la production d’une
connaissance et la critique d’une illusion. Ce mouvement peut être appelé pratique critique. La pratique théorique agit sur les concepts,
les faits et les objets ; et les transforme. Avec Limites Critiques, publié en 1970 Buren a délimité les bases
de sa pratique existante. Les limites qui cadrent la vie sont considérées
comme éléments essentiels de la recherche artistique. Pour les interventions de
l’artiste, les matériaux et motifs employés restent toujours les mêmes (à
quelques exceptions en fonction de disponibilité au moment et lieu
d’intervention). Leur répétition et banalité leur permettent de s’effacer
devant une autre interrogation. Les papiers collés, et couleurs en alternance
arbitrairement choisies signalent la peinture en tant qu’objet de connaissance,
en tant que proposition : On constate que la proposition, dans quelque lieu
qu’elle soit présentée, ne trouble pas le dit lieu. Le lieu en question
apparaît tel quel. Est vu réellement. Ce phénomène apparemment contradictoire
est dû en partie au fait que la proposition n’est pas distractive. En outre,
n’étant que son propre propos, son lieu propre est la proposition elle-même,
{…} la proposition en question n’a pas de lieu propre. C’est dire qu’une intervention peut être à
la fois spécifique à tel ou tel lieu, et faire partie d’un regard plus
universel, tout en laissant le dit lieu apparaître pour ce qu’il est, pour sa
réalité. D’un matériau aussi simple que des papiers collés, on peut se servir
comme pratique critique pour transformer le monde.
Buren ne montre pas une œuvre d’art : il montre notre environnement dans
toutes ses permutations, historiques, économiques et culturelles, il montre la
peinture comme objet de connaissance - possibilité de lire et de faire lire
un lieu. - Par ses interventions, et à travers elles, nous sommes amenées à
reconnaître notre situation prise dans un environnement qui nous déborde. Ici,
à Bourges dans un espace jadis dédié aux biens marchands, aujourd’hui investi
d’une intervention culturelle, Buren analyse le coda liminale. L’économie des
sols, murs, escaliers, étages et toits (comme métaphore aussi bien que limite
réelle) résiste aux regards légers et hésitants du quotidien. Ayant
soigneusement posés quelques couleurs d’hasard, cette économie devient visible.
Dans l’analyse de Buren, l’économie du monde est perçue selon des
modalités structurelles qui dépendent l’une de l’autre, c’est-à-dire, qui sont
inter-dépendantes. Aucun des éléments possède l’autonomie nécessaire pour se
signifier, donc chaque élément depend des autres. Les éléments s’opposent dans
une dialectique de la production d’un sens idéaliste. L’environnement peut être
défini par un ensemble d’espaces-moments de retraite intérieure et de sublime
extérieur, c’est-à-dire des espaces-moments du dedans et du dehors. A
l’entrepôt d’Emmetrop, un espace-moment dedans et un autre dehors se révèlent
interdépendants, ou pour le dire autrement, deux espace-moments d’ex—istence,
ou ex-est-sens, définis par un rapport illuminé. Pour Alberti du Quattrocento,
la composition fut la chose peinte illusoire Tout d’abord, lorsque nous
regardons quelque chose, nous voyons que c’est une chose qui occupe un lieu. De
fait, le peintre circonscrira ce lieu et appellera cette manière de tracer le
contour du terme approprié de circonscription. Tout de suite après, la vue nous
apprend que le corps regardé est constitué de très nombreuses surfaces qui se
combinent entre elles. Et ce réunions de surfaces, l’artiste, en les assignant
à leur lieux, les nommera justement composition. Pour finir, le regard nous
permet de discerner plus distinctement les couleurs des surfaces ; la
représentation de ce fait, peinture, parce que cette dernière tire des lumières
toutes ses différences, nous l’appellerons très justement réception des
lumières.
Par contre pour Daniel Buren la composition est la chose peinte réelle : même
si la méthode décrite par Alberti semble juste pour décrire une peinture de
Buren, Buren s’approprie la méthode picturale et l’inverse.
Bien qu’Entrepôt désaffecté, malgré l’absence de conservateurs de musée
ou des représentants du marché, l’Emmetrop de Bourges, approprié comme
laboratoire culturelle, devrait permettre un large champ d’expérimentation,
mais tout artiste parti pris sera contraint de penser aux enjeux politiques.
Bourges est petite, avec un centre historique. Emmetrop avec son entrepôt est
tout juste toléré. Pour un artiste comme Buren, cette ville a un grand
avantage, c’est une ville comme beaucoup d’autres à travers l’Europe. Calme,
bien entretenue et conservatrice. Dans ces conditions socio-climatique, une
intervention a établi un mini-climat qui maintient des correspondances subtiles
avec son extérieur. Pour Buren tout est politique : il n’y a pas un dehors, tout est dedans, l’art,
quel qu’il soit, est exclusivement politique, s’impose donc l’analyse des
limites formelles et culturelles (et non l’une ou l’autre) à l’intérieur
desquelles l’art existe et se débat. Que ce soit une œuvre dans la forêt, ou un urinoir dans le musée, elles
concernent la cité, si le dessein est explicite ou implicite. Feindre de
s’échapper de ces limites c’est donner force à l’idéologie dominante qui
attend, de l’artiste, la diversion. L’art n’est pas libre, l’artiste ne
s’exprime pas librement (il ne le peut). L’art n’est pas la prophétie d’une
société libre. La liberté dans l’art est le luxe/privilège d’une société
répressive. Une inversion des rapports s’opère.
Espace vidé de son contenu usé, Emmetrop demeure néanmoins un espace
riche en contradictions. La friche culturelle est marquée de son passé
d’entrepôt, avec un ascenseur en fer (hors service) qui monte - du sol passant
trois étages - au toit de verre. Autour de l’ascenseur, l’escalier s’enroule.
Les trois étages circulent avec leurs balcons autour d’un énorme vide central.
C’est par ce vide que se trouve la dynamique et le flux de l’espace dans son
ensemble. Le sol du vide est couvert d’un miroir géant à plat, tandis que le
toit de verre du vide est coloré de bleu et de jaune. L’image donnée en miroir
serait un miracle, Giotto, a montré les onze apôtres frappés de crainte et
de stupeur parce qu’ils voient leurs compagnons marcher sur les eaux, chacun
laissant voir sur son visage et dans son corps tout entier le signe de trouble
de son âme. Or
Alberti nous dit aussi bien, Il est remarquable que toute erreur de peinture
est accusée dans le miroir. Ce qui est emprunté à la nature doit donc être
corrigé par le jugement du miroir. Le peintre se laisse juger par son œuvre, et le
spectateur se juge son visage. Buren s’implique, s’enroule avec le spectateur,
avec l’architecture. Le spectateur lui-même est une partie composante de
l’installation, peint par une lumière du jour elle-même figurée par le toit de
verre teinté. Mais le spectateur peut choisir son parcours, il manifeste sa
volonté ; et il n’y a pas d’œuvre sans la présence d’un spectateur pour lui
donner un sens. L’histoire touchera les âmes des spectateurs lorsque les
hommes qui y sont peints manifesteront très visiblement le mouvement de leur
âme. Et si ce sont les spectateurs qui y sont
peints? Chemin établi. Toute chose doit être peinte conforme à sa dignité dit
Alberti dit Vitruve. Dans un entrepôt, un peintre laisse l’architecture, la
lumière et chaque spectateur apparaître dans sa propre vérité, comme Castor et
Pollux qui voulaient même que le défaut de boiterie de Vulcain fût visible
sous ses vêtements
L’économie des moyens qu’emploie Buren se révèle une source inépuisable de
richesse où les matières les plus crues, les plus ordinaires et les objets les
plus usés, oubliés ou tabous peuvent devenir des objets précieux : et de la
même manière les matières reconnues pour leur rareté et leur prix peuvent
devenir plus précieuses. Ce qui est vrai pour l’architecture revêtue dans sa
peau, est vrai pour ceux qui s’enroulent dans les marches d’escalier. Un
espace d’égalité qui permet a chacun de trouver sa propre réponse. Mais
comme la variété est agréable dans toute histoire, la peinture qui est la plus
agréable à tout le monde est celle qui présente une grande diversité dans la
taille et le mouvement des corps. Que les uns soient donc debout de face, les
mains levées, et remuent les doigts, un pied appuyé au sol, que d’autres aient
la tête tournée, les bras pendants et les pieds joints, et que chacun ait les
gestes et les flexions qui lui reviennent ; que d’autres soient assis, appuyés
sur un genou ou presque couchés.
Bien que le spectateur soit partie integrante de l’œuvre, physiquement,
sa présence est un interdit, comme s’il avait franchi une barrière de
convention entre un dehors et un dedans. Ce qui reste un interdit, c’est la
présence du spectateur au centre du lieu, au sol et à l’étage. Au sol, il y a
un miroir qui demeure trop fragile pour les pas, et à l’étage il n’y a qu’un
balcon qui donne perspective sur le vide. Comme les onze apôtres qui voyaient
leurs compagnons sur l’eau, les spectateurs se courbent pour regarder le
miracle de leur réflexion. Dans l'œuvre qui nous est donnée, celui qui regarde,
le sujet objectif, qui est là debout ou courbé, se veut au centre d’une salle,
de la pièce, de la scène, mais être au centre physiquement est rendu impossible
par la présence du miroir qui a couvert le sol comme de l’eau. A un moment, le
visiteur devient spectateur en choissisant de regarder l’espace interdit : le
tableau/miroir. Il veut (se) regarder, apprécier l'œuvre qui est là comme un
miroir pour se regarder. La possibilité d’être immatériellement au centre
s’avère-t-elle récompense suffisante? Quelles émotions sont suscitées? L’envie
pour ce qui est interdit est matière barrière à franchir, mais imaginaire
barrière franchie, rapport incestueux. De plus, même pour ceux qui résistent la
tentation, tôt ou tard, le miroir accueille les yeux fatigués et les têtes
lourdes. Au moment où la vue tombe par terre, elle est prise et sauvée par le
miroir, qui renvoie le regard, d'abord au sujet, avec sa propre image, ensuite,
réfléchi, le sujet s’affirme un moment, se rassure, se resaisit, avant de
laisser les yeux parcourir le tableau qui est donné dans le miroir. Mais il y a
si peu dans les réflexions du miroir, si peu d'images dans la galerie pour un
sujet réfléchissant. Les yeux tombent à nouveau dans le miroir, et cette fois
la vue est prise et élevée là où le toit de verre les attend. Le visiteur
intrépide qui jette un oeil vers le ciel ne peut qu’être charmé par la lueur
d’un jaune-bleu rayonnante qui charge l’esprit. Plus prudent celui qui regarde lentement
vers le bas, cherchant la stabilité et la certitude du sol. Il n’en trouvera
nullement. Regardant avec autant de fermeté qu’il veut, la vision ne cessera de
le déséquilibrer. Le bas ne renvoie que vers le haut, l’espace-temps se trouve
piégé par une quatrième dimension.
Ce processus a été montré à la Galerie Marion Goodman dans un espace
bien plus modeste par ses dimensions et aspirations. Quatre miroirs de quatre
mètres carrés sont disposés à l'intérieur de la galerie, aux les quatre coins
de la pièce. Les miroirs ont des supports visibles en bois. Ils sont inclinés
de 70°. Au-dessus de la pièce, il y a un toit en verre, rectangulaire,
quarante-cinq mètres carrés. Chaque plaque de verre dans le toit est colorée,
ou en jaune, ou en bleu, ou en rouge. La lumière du jour, grisâtre et
printanière, se disperse, teintée en bleu, rouge et jaune, par ce toit. Le
cadre du toit est couvert de papiers collés. En cette occasion, les
papiers/collés sont blancs et gris. Ils sont donc un confort grisâtre, un support
grisâtre, un désintérêt grisâtre. Les gens qui fréquentent la galerie peuvent à
leur insu entrer dans la pièce, et se mettre au centre, entourés des quatre
miroirs, en-dessous du toit. Ici, les gens se retrouvent et dans leur propre
reflet du miroir, et dans le reflet du toit coloré du miroir.
Au moment même où le sujet veut laisser ses yeux tomber à terre, il
regarde les reflets d’un paradis dans le ciel. Le sujet sur terre reconnaît les
dieux dans le ciel, au paradis. Mais entre la terre et le ciel, il se regarde,
se sent, ex-iste, se trouve et s’affirme en tant que sujet réfléchissant.
L’art se révèle avoir une fonction dualiste, constituer et former le sujet, qui
légitime son lieu. Le sujet conditionné selon l’œuvre de Buren serait une
sujétion, où l’idéal est une fin au-delà de l’être, l’utopie au-dessus/dessous
du sujet. Etre un sujet constitué est être exclu de l’objet du regard, exclu de
soi ou de son au-delà. Aliénation est une distance qui nous sépare de la vie,
mais la séparation crée l’objet de notre regard. Le fait de pouvoir signifier
implique la coupure entre signifier (sujet) et signifié (objet).
L’objectivisation permet le sens, tandis que la sujétion permet l’entendement.
Il se peut que l’aliénation de soi s’avère un état nécessaire : aliéner, c’est
pouvoir objectiver. Pour nous confondre, un observateur distancié qui s’efforce
d’être objectif se voit impliqué dans la situation de l’œuvre qui n’existe que
par la force du regard. L’observateur devient un sujet d’un système de reflets.
Le sujet réfléchissant est un aliéné en boucle. L’observateur est constitué en
tant que sujet par la peinture et l’architecture, mais étant constitué en
sujet, l’observateur confirme le lieu dans un processus de légitimation. Le
processus dans lequel le sujet est constitué est lui-même légitimé par le sujet
constitué. L’ascenseur qui relie le sol couvert d’un miroir avec le toit teinté
devient symbolique de cette machine à légitimer. Le sujet n’existe que par
rapport aux reflets de son corps sous un toit coloré dans le miroir du tableau.
Chaque élément est construit par les autres. Ceci veut dire qu’être sujet est
d’être pris devant et dessous dans une interrogation/pacification. Le tableau
concentre, dans un rapport spéculaire, l’idéal de l’âme.
L’espace ainsi défini est un ensemble de rapports de dominant/dominé
sublimés, où toute possibilité de réalité extérieure est différée. Chaque
élément de réalité extérieure qui entre dans l’espace défini serait filtré,
parfumé, colorié et harmonisé. Le toit teinté de bleu et jaune se laisse
transpercer d’une lumière du jour, elle-même teintée bleu et jaune, qui est
ensuite diffusée partout à l’intérieur, multipliée dans et par le miroir. Quand
le soleil de midi entre dans l’espace, la pratique est aussi bien déterminée
que déterminante.
L’obligation et le désir pour la lumière conduisent vers un escalier
tournant hélicoïdal. Partie intégrante de l’ancien entrepôt, l’escalier de fer
fait fusion avec les éléments du travail exposés. Le fer est un conducteur accidentel
mais aussi efficace de l’électricité, en général du ciel à la terre. Pourtant
ici les particules d’énergie vont en sens inverse, vers le haut. On s’énergise
à chaque étage dans des salles où les couleurs sont harmonieusement diffusées.
Les fenêtres carrées de chaque salle sont couvertes de couleurs arbitrairement
choisis, en alternance. Ces espaces où étaient déposés les biens marchands des
entreprises en attente de leur (re)vente sont enfermés par des
fausses-fenêtres, teintées aussi. Ce sont des salles découpées en carrés de
couleurs arbitraires, avec des entrées très restreintes et des perspectives qui
ne donnent que sur d’autres carrés de couleurs arbitraires. Quelques carreaux
de ces fausses-fenêtres manquent, donc on peut voir à l’intérieur ou même
entrer. Néanmoins, les perspectives offertes aux yeux sont elles aussi fermées
; chaque perspective ne donne que sur une autre fenêtre fermée et teintée. Une
fois les portes franchies, les salles découpées à chaque étage donnent
l’impression d’être coupées de la temporalité dynamique qui occupe l’espace
central. Les moments possibles à l’étage sont à la fois ouverts et fermés. Ce
sont des mirages de fuite qui se révèlent d’être salles d’attente. En arrivant
au dernier étage le visiteur se trouve comprimé par la proximité du toit, mais
quand les yeux fatigués tombent, ils fixent l’infini d’un miroir, où la spirale
del’escalier fait ses descentes jusqu’au toit inversé. Un espace clair et
ouvert, est devenu un labyrinthe éternel, sans fin et fini.
A partir d’un point de négativité, Daniel Buren
fait exemple d’un réinvestissement critique avec une inversion du discours
culturel, où le contexte institutionnel cadre les objets, les objets peuvent à
leur insu cadrer les institutions. La critique de Buren montre que la fonction
de l’artiste est de duper le spectateur dans l’illusion par une réflexion dans
la surface picturale. Cette illusion laisse l’empreinte de la présence
artistique, mais cache l’histoire des rapports productifs culturels. Buren
déstabilise ces rapports, les certitudes sont mise en doute. Mais, le discours
des rapports culturels est engagé dans une inversion des rapports lui-même. Un
processus est établi où l’artiste et l’institution forme en tandem une
progression spirale. Le dehors des limites critiques peut être dessiné dans le
dedans de la critique picturale.
L’art moderne est certes un art de délectation, mais cela n’implique
nullement qu’il n’ait pas un contenu religieux ou spirituel. C’est dire que l’art qui nous engage dans la
clôture d’une analyse, peut-être également une ouverture de transcendance. L’intérêt
est certainement - comme dans la peinture en général - de donner, avec une
surface très limitée, l’idée de l’immensité.
Qu’un lieu humble soit dressé en richesse par la main de l’artiste et
que ce lieu humble s’oppose aux lieux illuminés de privilèges - Palais Royal ou
Chapelle au Rosaire - c’est la justice reconnue. La chapelle/entrepôt de Buren
opère sur la coupure entre une pauvreté et une richesse, entre une réalité et
une transcendance, l’œuvre de Buren se situe comme moment de rhétorique, ce qui
nous laisse le suspens du doute.