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Elisabeth Wetterwald index

Thomas, imposteur ou bouffon de cour ?


C’est en 1985, après avoir quitté le groupe IFP (Information, Fiction, Publicité) qu’il avait fondé avec Jean-François Brun et Dominique Pasqualini, que Philippe Thomas pose les premières pierres de l’édifice qu’il construira jusqu'à sa mort, dix années plus tard. La pièce Sujets à discrétion, montrée pour la première fois lors de l’exposition Les immatériaux au Centre Pompidou, en 1985, et Fictionnalisme : une pièce à conviction, présentée à la fin de la même année à la galerie Claire Burrus à Paris, contiennent en effet, déjà, les problématiques essentielles du travail à venir. Sujets à discrétion : trois photographies identiques de la mer, trois cartels différents. On peut lire sur le premier : “ Anonyme. La mer en méditerranée (vue générale). Multiple ” ; sur le deuxième : “ Philippe Thomas. Autoportrait (vue de l’esprit). Multiple ” ; et sur le dernier (dont la photographie est signée) : “ Lidewij Edelkoort. Autoportrait (vue de l’esprit). Pièce unique ”. Si les photographies relèvent de la plus grande platitude, le triptyque tire néanmoins son intérêt du fait qu’il ait été acquis et signé par un collectionneur, Lidewij Edelkoort, qui devient, du même coup, auteur de la pièce, tandis que l’auteur présumé réel de la photographie, Philippe Thomas, renvoyé à une “ vue de l’esprit ”, disparaît dans la fiction. Si chaque pièce est unique, le procédé, lui, est illimité. Il a ainsi été répété une quinzaine de fois, chaque nouveau collectionneur signant la dernière pièce, selon le même protocole. Quant à Fictionnalisme : une pièce à conviction, il s’agit d’une photographie d’un mètre cinquante sur deux mètres, intitulée “ Hommage à Philippe Thomas : autoportrait en groupe ”, regroupant sept signataires de Sujets à discrétion et Philippe Thomas lui-même, accompagnée d’un ensemble de photographies représentant chacune un détail en très gros plan d’un visage représenté sur l’Hommage. Le catalogue précise que la grande composition est construite sur le modèle de l’Hommage à Delacroix, de Fantin-Latour, qui faisait état de la constitution du mouvement des symbolistes. Philippe Thomas et ses collectionneurs mimeraient donc la constitution d’un mouvement, celui, bien nommé, des fictionnalistes.

On l’aura sans doute compris, à l’image d’un Marcel Broodthaers qui, dès 1968, ouvrait son Musée d’Art Moderne - Département des Aigles, les stratagèmes de Philippe Thomas entendent établir la “ vérité du mensonge ”. “ Une fiction permet de saisir la réalité et en même temps ce qu’elle cache ”, disait déjà Broodthaers ; et Thomas, visiblement sur les traces de ce dernier, entend faire de cette imposture initiale (inviter les autres à prendre sa place), le fil rouge d’une critique du système du monde de l’art. Au milieu des années 80, en effet, la spéculation bat son plein, la starisation des artistes est devenue monnaie courante et la production artistique n’a rien à envier aux méthodes de la publicité et des relations publiques. Philippe Thomas, dont l’œuvre littéraire est abondante, est de surcroît un lecteur de Mallarmé, de Borges, de Pessoa ou encore de Blanchot, lesquels ont, d’une manière ou d’une autre, récusé l’idée de la maîtrise et de la mainmise de l’auteur sur le texte ; il a lu les écrits, alors très en vogue, de Barthes et de Foucault sur la disparition ou la mort de l’auteur ; il a aussi, sans doute, assimilé la déconstruction théorisée par Derrida qui fait notamment la critique du logocentrisme, par la révélation de la fêlure intrinsèque, de l’irréductible écart du sujet à lui-même.

C’est donc fort de ces multiples références littéraires, et précédé par la cohorte d’artistes dont les travaux furent axés sur la critique des institutions artistiques (de Duchamp à Asher), que Thomas inaugure, en 1987, l’agence “ readymades belong to everyone ® ”, à la Cable Gallery à New York. Thomas substitue à la grandiloquente notion de création, celle plus pragmatique, d’activité. Son agence est un lieu ouvert à des propositions qui, après accord et transaction, pourront prendre corps, une fois avalisées par les signataires. La publicité pour l’ouverture d’une succursale à Paris en dit long sur la “ politique ” de la maison : “ Amateur ou professionnel passionné des choses de l’art, collectionneur soucieux de vous investir totalement dans un projet artistique ambitieux, nous avons mis au point, pour vous, un programme aujourd’hui devenu incontournable dans le jeu des interrogations contemporaines. Avec nous, vous trouverez toutes les facilités pour laisser définitivement votre nom associé à une œuvre qui n’aura attendu que vous, et votre signature, pour devenir réalité. Cette œuvre, dont vous deviendrez l’auteur à part entière, vous fera rejoindre les plus grands aux catalogues et programmations des plus grands musées, galeries ou collections privées. Parce que nous sommes convaincus qu’aujourd’hui, l’heure est venue pour une totale révision du droit au registres des auteurs, nous comptons sur vous et votre enthousiasme pour écrire avec nous, dans les faits, un nouveau chapitre de l’histoire de l’art contemporain ”. (La pétition de principe, 1988).

Philippe Thomas se place donc dans une situation qui n’est pas sans ambiguïté : d’une part, à défaut d’attendre son effacement, il l’organise lui-même, il se l’approprie – à l’image du Thomas l’imposteur de Blanchot : “ Je suis perdu , se disait-il, si je ne fais pas semblant d’être mort ”) ; il devient, par là même, le grand organisateur de sa propre disparition, le seul maître du jeu, le fomenteur d’un vaste complot dans lequel il parvient à entraîner de nombreux acteurs. D’autre part, s’il critique le système (l’auteur disparu, les autres rouages de la machine devraient être amenés à se remettre en question), il bénéficie, avec largesse, de ses anomalies. Le milieu de l’art est en effet plutôt friand de ce genre de manifestations qui introduit un petit vent de contestation en son sein. Narcissique, il aime à contempler son reflet dans des travaux d’artistes qui, s’ils ont tous les atours de la radicalité, sont néanmoins tolérés parce que chacun sait qu’il en faut plus pour faire couler le navire. A titre d’exemple, on peut évoquer Souvenir écran, une pièce attribuée à Christophe Duran-Ruel, acquise en 1988 par le Musée National d’Art Moderne. Il s’agit d’un écran de cinéma posé sur le sol, sur lequel est placé un “ clap ” tenant lieu de cartel (il contient le nom de l’artiste, le titre et la date). Malgré ces indications, malgré ce qui fait tout l’intérêt de la pièce (le fait de contenir son propre cartel), le musée l’expose, comme toutes les autres, accompagnée d’un cartel traditionnel. Pourquoi ? “ Parce qu’il n’y a pas d’œuvre sans cartel. C’est une donnée du musée ”, répond tout bonnement Jean-Hubert Martin, alors directeur de l’institution. Si, donc, c’est une “ donnée du musée ”, et qu’on n’y peut décidément rien, on comprend aussi que l’artiste ne tient, en l’occurrence, que le rôle de l’amuseur public : s’il joue, il est bien le seul, et ne parvient, finalement, qu’à offrir ce jeu en spectacle.

L’exposition présentée au Magasin, dans le genre rétrospectif, est sans conteste réussie. La mise en scène, chronologique et fragmentée, offre une belle perspective sur ces dix années de travail. Reste qu’on peut s’interroger sur l’opportunité d’une rétrospective pour Philippe Thomas. Tout l’intérêt de sa démarche tenait en effet dans son aspect essentiellement évolutif, mouvant, et ramifié (ce qui transparaissait dans l’exposition Feux pâles que le capc de Bordeaux avait confiée à l’agence). Ici, figée, très esthétisante, l’exposition donne l’image d’un art désincarné, déjà étonnamment daté. L’action, mode et stratégie essentiels du travail, est rendue invalide, rangée du côté des souvenirs ; tandis que les enjeux, tellement dépendants du contexte dans lequel ils ont vu le jour, ne pouvant fonctionner qu’en vase clos, disparaissent derrière la froideur des dispositifs qui ne laissent finalement, aujourd’hui, que peu de prise à ceux qui ne faisaient pas partie de la “ tribu ” de l’époque.

Le Magasin
Centre National d’Art Contemporain de Grenoble
18 février - 13 mai 2001



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