Le tir dans la photographie
(art présence n° 24
octobre-novembre-décembre 1997)
«Il
y a dans le fait que la photographie soit percée une sorte de trou noir sur
lequel la lumière ne s’imprime pas.Ce lieu de passage est la mise à mort photographique
qui est elle-même mise à mort.»
Frédéric
Bouglé: Quelle est l’origine du tir dans l’appareil photographique?
Jean-François
Lecourt:
L’idée initiale était de trouver une expression symétrique, un langage possible
entre la photographie et moi.En fait, je voulais instaurer une espèce de
mécanisme dans mon travail et l’appliquer à la photographie.C’est une
explication rationnelle qui peut rejoindre une explication analytique.Les
premiers essais que j’ai faits se sont déroulés dans les années 79-80 et j’ai
aujourd’hui un peu de difficulté à retrouver les vrais motivations qui ont
déclenché cette recherche.Je pense que c’est aussi en partie accidentel sans me
souvenir précisément des causes, aussi je ne pourrais pas affirmer que j’ai
entrepris ce travail pour telle ou telle raison précise, l’origine étant
probablement “plurifactorielle”.Quand j’étais étudiant aux Beaux-Arts du Mans,
j’avais Gina Pane comme professeur, et il est certain que son engagement
artistique a provoqué un questionnement sur la manière dont moi, j’allais
entreprendre une relation corporelle avec la photographie.
F.B.:
La photo était déjà pour toi, à ce moment-là, ton médium privilégié?
J.-F.L.: Non, la photographie était
un médium comme un autre, et je n’avais pas une prédilection particulière pour
ce moyen. J’étais étudiant et je cherchais un registre d’expression qui me
convienne.Il y avait à l’époque les dialectiques de support/surface, avec des
problématiques liées à la symétrie ou à la notion d’envers.Tout cela a sans doute
joué un rôle dans l’orientation de mes recherches.Je faisais de la peinture, et
je peignais des cibles tout en pratiquant les arts martiaux. C’était une façon,
comme Lucio Fontana avec ses concepts spatiaux, de m’en prendre directement au
support de l’art.J’intervenais sur des cibles que je peignais sur des toiles en
réalisant une sorte de parcours de chasse dans la nature.Je tirais sur ces
toiles que je retouchais ensuite selon les impacts en tenant compte de la
courbe balistique.C’est seulement après que je suis passé à la photographie.
F.B.:
La première expérience de l’autoportrait au moyen du tir dans l’appareil
photographique répondait à quelque chose de précis?
J.-F.L.: Faire son autoportrait est
conséquent à un désir précis de se représenter par rapport au moyen
employé.Ceci amène à un ensemble de réflexions sur ce que tu mets en jeu avec
ton comportement et tes gestes.
F.B.:
Tirer dans l’appareil photographique, c’est une métaphore de la mise à mort de
l’instant qui a permis la naissance de la photographie?
J.-F.L.: Non, au contraire, ce n’est
pas la mise à mort de l’instant, mais c’est la suite de l’instant.C’est la
possibilité que l’instant ait une suite contrairement à la photographie
traditionnelle.Parce qu’il y a dans le fait que la photographie soit percée une
sorte de trou noir sur lequel la lumière ne s’imprime pas.C’est un lieu de
passage, c’est la mise à mort photographique qui est elle-même mise à mort.On
rentre, comme je le disais déjà, dans des problématiques dialectique et
symétrique qui renvoient à la petite mort photographique, et le tir dans
l’appareil l’accuse dans son idée de mort. C’est la photographie en miroir,
sauf que ce n’est pas un appareil photographique ni un miroir qui sont devant
l’appareil photographique, c’est un appareil qui lui ressemble: une arme à feu.
F.B.:
Mais c’est aussi la destruction de ton image?Tu tires quand même bien sur ta
propre image?
J.-F.L.:
Oui,
mais moi je ne l’interpréterais pas en tant que personne ou individu qui a une
continuité dans l’autre.Le mot “continuité” d’ailleurs ne convient guère, je
dirais plutôt que c’est une libération par rapport à sa propre image, par
rapport au portrait figé traditionnel.
F.B.:
C’est une émancipation de ta propre représentation?
J.-F.L.: De ma représentation et de
l’instant figé.Comme si cela pouvait déboucher sur un film en continu…
F.B.:
Sur la suite narrative de l’image…
J.-F.L.: Je parle au niveau de la vie
au quotidien, pas au niveau artistique ou photographique.Je veux dire sur
l’influence que cela peut avoir sur l’être.
F.B.:
Tu as par la suite développé un travail à partir de photos d’identité, qui
impliquait un vieillissement prématuré et en accéléré de la photographie.
J.-F.L.: C’est quelque chose que j’ai
en effet abordé mais que j’aurais aimé plus précis.Je voulais qu’on ne voit
plus la photographie dans le “ça a été” défendu par Roland Barthes, mais dans
le “ça sera” de la photographie, c’est-à-dire dans son futur possible, dans
cinquante ou dans cent ans.La fixation en photographie n’est plus en rapport au
“ça a été”, avec l’histoire et avec son passé.Je voulais donc aller dans le
futur de la matière photographique autant que dans son représenté.C’est-à-dire
voir le présent comme quelqu’un pourra le voir dans cent ans.
F.B.:
La photo est vieillie prématurément mais l’image du sujet reste la même…
J.-F.L.: Comme elle reste la même si
tu fais un cliché maintenant et que tu réalises le tirage le lendemain, ou dans
un mois, ou dans un an.Je voulais simplement accélérer le processus de la
dégradation de sa matière.Au début, je voulais que ça soit une photographie
plus vieille que sa date de création, jusqu’à sa destruction.Seulement
maintenant, avec les nouveaux supports, c’est plus compliqué, car ces papiers
sont très résistants aux conditions atmosphériques délétères auxquelles je les
soumets.On ne peut pas arriver à étalonner dans le temps ce vieillissement, ce
à quoi je voulais parvenir. C’est-à-dire qu’une image que je présente
correspond à une image qui aurait, par exem≠ple et précisément, quatre-vingt-dix
ans. Seul un laboratoire spécialisé comme il y en a un en Italie pourrait faire
cela.
F.B.:
Et l’expérience réalisée dans les anciens réservoirs d’eau de la Ville de
Marseille?
J.-F.L.: Il y a le vieillissement du
support argentique et il y a toutes sortes d’expériences possibles, comme celle
en effet réalisée à Marseille pour la Biennale internationale en 1990.Je
soumettais là les photographies à une lourde humidité ambiante surchargée d’un
éclairage artificiel violent.On peut le faire aussi dans des conditions
naturelles en disposant les photos à l’extérieur sous la pluie et le soleil.On
peut encore arriver au même résultat dans des chambres spéciales avec beaucoup
d’hygrométrie et des alternances de chaud et de froid.Ce qui me gêne dans la
photo, c’est justement son support froid, cette matière lisse comme un
miroir.Je voulais retrouver, redonner une matière à la photographie.C’est
pourquoi j’ai repris aussi des techniques oubliées comme celle au charbon, ou à
la gomme bichromatée.Là on a une épaisseur dans l’image, et cette matière qui
me manquait je pouvais la retrouver.
F.B.:
Avec le tir dans l’appareil photographique, c’était le négatif qui était
atteint et tu réalisais le tirage sur papier par la suite.Maintenant, c’est le
papier directement qui est touché par la balle, puisque tu disposes le papier
dans le sténopé, une boîte noire en carton sur laquelle tu tires.
J.-F.L.: Avec le tir dans l’appareil
photo il y a la photographie du tir, et si le tir détruit l’appareil, il
détruit aussi l’image.Quand je tire dans une boîte noire avec le papier
sensible à l’intérieur, c’est la balle qui fait le trou dans l’image.La balle
crée l’image au lieu de détruire l’appareil, cette fois-ci, c’est elle qui
crée.Comme quoi, il y a un renvoi incessant entre toutes ces problématiques et
ces recher≠ches.
F.B.:
Techniquement, comment cela se passe-t-il, pour les temps de pose par exemple?
J.-F.L.: Là, c’est une question de
feeling, il faut qu’il y ait beau≠≠coup de lumière.On rejoint la
photographie ancienne avec la technique du sténopé.Les temps de pose vont de
cinq à cinquante secondes, ça dépend des nuages.Il y a donc largement le temps
nécessaire pour tirer dans la boîte noire et aller ensuite obstruer le trou
laissé par l’impact de la balle.
F.B.:
Le tir, c’est une véritable obsession tout de même…
J.-F.L.: C’est la fascination pour
les armes à feu que j’ai introduite dans mon travail, car je pourrais obtenir
le même résultat avec un arc; une flèche ferait très bien l’affaire… mais je ne
l’ai pas encore essayé.
F.B.:
C’est une démarche très iconoclaste par rapport à l’image de soi, pourquoi?
J.-F.L.: Salvador Dali avait un frère
jumeau qui portait le nom de Salvador Dali et qui était mort… C’est tuer
l’image de l’autre qu’on a à l’intérieur de soi… du moins c’est un peu ça.Mais
c’est encore plus difficile de tuer l’image de l’autre qui n’est pas mort et
que tu portes en toi. Plus prosaïquement, pour avoir ainsi sa propre image, il
faut aussi une part de hasard, un coup de chance si tu veux.Car pour obtenir
une image de soi dans le sténopé à partir du tir, il faut tant de paramètres
réunis que cela tient vraiment du hasard.
F.B.:
On n’obtient pas une image à chaque fois?
J.-F.L.: Certainement pas.
F.B.:
Le tir, c’est un travail auquel tu restes très attaché; et plus encore, tu
n’arrives pas à t’en détacher…
J.-F.L.: C’est vrai, il est difficile
de trouver autre chose qui aurait une pareille force, mais c’est aussi un
système évolutif.La photo, pour moi, c’est avant tout un terrain de
découverte.J’ai commencé en faisant un travail avec des lampes: je promenais un
faisceau lumineux sur un corps dans une chambre noire que je photographiais, ou
quelqu’un faisait circuler ce faisceau sur mon propre corps.C’était déjà l’idée
de faire intervenir le corps du photographe, en tant que dessinateur, dans
l’image qu’il pouvait produire.Il s’agissait souvent des autoportraits réalisés
avec une technique qui me laissait une liberté d’intervention considérable,
photomontage, inclusion, et ceci directement à la prise de vue.Dès qu’on éteint
la lampe, la lumière n’est plus, donc l’image cesse de se produire.On peut
alors la reprendre quand on veut; c’était vraiment passionnant.
F.B.:
Dans tes derniers travaux, tu es nu sur un cheval et tu tires dans des
sténopés; ton corps n’est pas soumis à l’appareillage photographique, au
contraire, c’est toi qui tourne autour, tu en es le sujet et
l’objet.Devons-nous voir un retournement de situation entre le photographe et
son instrument photographique?
J.-F.L.: Dans cette série où je suis
à cheval et où je tire deux ou trois coups de feu en passant devant la boîte
noire pour créer une image, le résultat pourrait être à la limite du visible.
Je me libère de la photographie, mais en même temps je dois obtenir une image,
c’est donc paradoxal… De plus, c’est très compliqué car les chevaux n’aiment
pas le bruit du tir, ça les fait bondir! Cela reste extrêmement soumis à la
technique et aux règles photographiques.C’est vrai que l’idée de donner une vie
propre à l’image en dehors de ces règles est très difficile.Quand tu tires dans
un sténopé, dans une chambre noire, cela fait un trou, mais la balle indique
toujours l’emplacement du tireur et produit une espèce de passage, alors que la
réalité de la présence du photographe avec un appareil photographique va
disparaître et sera oubliée.Il faut faire un effort intellectuel en regardant
une photographie pour se rappeler qu’il y avait un photographe derrière
l’image, tandis qu’avec cette technique, le trou de la balle dans le support
montre où est le photographe; le trou est un doigt qui montre au spectateur de
l’image où est le photographe qui l’a produite.Il ouvre un passage entre la
réalité et la représentation qui se matérialise directement, spontanément et
sans aucun effet.
F.B.:
Mais faire une image ainsi, n’est-ce pas théâtralisé?
J.-F.L.: Par rapport au résultat
c’est possible, mais le fait de faire une photographie dans ces conditions-là
déclenche au fond de soi des enjeux véritablement importants.De plus, tu es
obligé de faire très attention à ce que tu fais. C’est dangereux.Et c’est
complexe, tout aussi complexe que prévoir où ira la balle après. L’impact d’une
balle représente autant de violence que l’impact d’une image… Mais le fait de
tirer dans le sténopé et le fait que l’impact de la balle crée l’image
finissent par se confondre naturellement. À la rigueur, une rafale de balles
sur un mur dans une ville en guerre, c’est autant d’images que tu pourras voir
dans chaque impact.
F.B.:
Il y a dans le langage, la pose, le comportement photo≠graphiques une
étrange résonance avec les armes à feu 1: charger, décharger, mitrailler,
viser, cibler… des mots qui donnent à la photographie une connotation guerrière
et même virile.Cela explique peut-être l’attrait que les artistes ont pu
éprouver pour le tir, comme cela fut le cas pour Chris Burden 2, Niki de
Saint-Phalle 3, ou William Burroughs 4…
J.-F.L.: Mais une photo saisit une
image et ne détruit pas, la balle détruit mais elle n’est pas obligée de détruire,
tout dépend de ton adresse, William Burroughs le savait, et Chris Burden aussi…
quant à la violence, c’est une pulsion normale, je dirais même saine, et qui
peut être assumée par l’art comme un stand de tir dans une fête foraine.Si le
téléobjectif en particulier avec ses crosses répond bien à ce que tu dis, ceux
qui font la chasse/photo attrapent aussi une image au loin.Ce qui m’intéresse
dans la photographie, c’est de pouvoir atteindre quelque chose de loin, quelque
chose d’inabordable, de trop éloigné pour le corps, un espace impossible à
atteindre.Je veux remplir le vide de cette distance et combler ainsi ma
fascination pour le tir•
1-
«Le tir a été associé à la photographie dès l’origine de cette technique, ne
serait-ce qu’en raison du dispositif de “visée” qui est commun à la chambre
portable et aux armes à feu (que l’on songe à ce fusil à photographier qui
servit aux études d’E.-J. Marey sur le vol des oiseaux); les chasseurs de la
seconde Guerre Mondiale étaient porteurs d’un fascinant dispositif à capter
l’image de la mort, la cinémitrailleuse, qui enregistrait le destin des
rafales; plus plaisamment, les tirs forains étaient autrefois équipés d’un
petit appareil photo proche de la cible, et une balle bien placée récompensait
le joueur de son image dans la pose virile du tireur qui épaule» Didier Semin, “J.F.Lecourt ou le témoin
oublié”.
2-
En 1971, l’américain Chris Burden demande à un de ses amis de lui transpercer
l’épaule à l’aide d’une carabine 22 long rifle dans un lieu d’exposition.
3-
Dans les années soixante, Niki de Saint-Phalle remplaçait la chevrotine de ses
cartouches par des couleurs pour composer ses toiles.
4-
En 1951, William Burroughs, grand amateur d’armes à feu, tue sa femme au cours
d’une partie de “Guillaume Tell”.