Présentation     Artistes & Collectifs     événements & Expositions     Pédagogie & Communication     Boutique     Liens  
Frédéric Bouglé index

De la cornemuse à la sculpture numérique


De la cornemuse à la sculpture numérique

Chacun son chalumeau et la transbourdon pour tous

dialogue avec Michel Aubry

 

(art pprésence n° 26 avril-mai-juin 1998)

 

 

 

 

Première partie

 

Histoire de la cornemuse, mais pas façon vieille Gaule

Des musiciens qui fabriquent le son recherché

Le souffle continu et le son du bourdon

Instrument savant ou instrument satanique

De la bergerie à la cour royale

Les avatars régionalistes de la cornemuse

George Sand et les maîtres sonneurs

Origines romaines et mécanisation

Le bal musette ou le sabbat de la cornemuse

Les launeddas, instruments sardes

Ne pas toucher l’instrument avec la bouche

Folklore et biscuits

 

 

Frédéric Bouglé: Ayant vécu longtemps à Châteauroux dans le Berry, tu t’es intéressé à la cornemuse. C’est un instrument de musique que tout le monde connaît, fabriqué dans cette région, auquel bien peu de gens s’intéressent vraiment. Tu l’as observé par ses différents aspects et à la fois tu en joues très bien. Tu en as aussi étudié les aspects historiques, techniques et sociologiques. C’est à partir de cet intérêt, de cette passion que tu accordes à la nature de cet instrument, que tu as développé l’ensemble de ton travail plastique axé sur le souffle et le son. Et c’est en remontant aux origines de la cornemuse que tu as effectué des séjours en Sardaigne, afin d’en comprendre de plus près son origine historique et la transmission orale de sa mémoire. Pourrais-tu, dans un premier temps, évoquer l’origine de cet étrange instrument?

Michel Aubry: Il faut comprendre qu’il y a d’autres manières d’aborder la cornemuse et les instruments traditionnels en général, que sous l’angle «vieille Gaule» auquel on peut s’attendre. La première des erreurs serait de vouloir attribuer ces instruments à de vieilles civilisations qui les auraient toujours pratiqués, et de croire qu’ils se seraient maintenu envers et contre tout. Quand on l’analyse plus finement on s’aperçoit que cette idée reçue ne repose sur aucune réalité. Il a toujours existé un passage musical, construit d’évolutions de transports et de bricolages entre une culture savante (c’est-à-dire l’écrit, les méthodes d’instrument, et la lutherie classique souvent parisienne), et une facture traditionnelle pratiquée en milieu rural. Parfois les musiciens fabriquent eux-mêmes leurs instruments, ce qui est le cas des maîtres de launeddas avec qui j’ai travaillé en Sardaigne 1. Pour la cornemuse c’est plus rare et difficile puisqu’il faut disposer d’outils sophistiqués, mais on touche parfois à cette précision qui permet au musicien d’affirmer: je peux obtenir tel type de son, je peux pratiquer la musique qui m’appartient en propre, donc je fabrique mon instrument pour obtenir exactement ce que je veux. De la facture au bricolage il n’y a qu’un pas, on peut bricoler un instrument préexistant ou aller plus loin, c’est-à-dire intégralement ou par parties mélanger sa création avec celle d’un autre luthier, et après plusieurs générations fabriquer des hybrides qui deviendront des instruments dits traditionnels. Le bricolage de la cornemuse est un processus fondamentalement populaire, mais il s’y rajoute au XVIIe et XVIIIe siècles l’assimilation par la culture savante de la cour, suivi de son retour brutal vers la paysannerie peu après la Révolution française. Un nouvel instrument est né de la manière dont la noblesse avait besoin, particulièrement sous le règne de Louis XIV, de s’emparer des symboles de la culture traditionnelle et rurale pour soigner sa mise en scène: d’où la mode des bergeries dans les châteaux où les moutons sont gardés par des marquises ou duchesses dans des rôles de bergères, et où l’on verra les ducs ou les princes jouer de la cornemuse et de la vielle à roue, en s’identifiant aux pasteurs ou aux paysans.

 

F.B.: Mais alors, quel était le statut de la cornemuse et de la vielle avant cette récupération des instruments par la noblesse, quelle en était l’image et la symbolique véritables en milieu rural?

M.A.: On connaît mal la pratique de la cornemuse jusqu’à la Renaissance. C’est un instrument assez répandu mais certainement plus pratiqué dans certaines régions de France comme la Bretagne, le Poitou, le Berry ou l’Auver≠gne. On faisait venir des joueurs de cornemuse à la cour à l’occasion des fêtes ou des mariages 2. Ces musiciens originaires des provinces, par exemple les hautbois et musettes du Poitou, étaient entretenus à la cour tout comme la grande bande des violons du Roy. À la Renaissance la cornemuse, quoique plus attachée au monde rural, a un statut identique à celui des autres instruments sollicités pour les fêtes dans les grandes cours d’Europe. On manque de précisions sur la disparité des pratiques en province et à la cour royale mais il s’agissait sans doute des mêmes ménétriers. Ce ne sont pas des troubadours, comme au Moyen Âge, mais des professionnels qui sont appelés parfois à se déplacer sur de longues distances. Ces musiciens étaient plus attachés aux guildes ou aux confréries qu’à la défense des cultures vernaculaires. Ainsi, c’est par méprise qu’on repousse l’instrument vers un folklore parfois nationaliste. Ces arguments qui s’appuient sur la valeur supposée des particularismes locaux resurgissent pour défendre la culture d’un village, d’une ville, ou d’une région. C’est ainsi que le régionalisme est né au XIXe siècle. Il s’est affirmé avec les ligues patriotiques, souvent après la défaite de 1870 qui a renforcé le patriotisme en France. Ces nationalistes ont cherché dans les régions des musiciens qui, le plus souvent, n’avaient pas conscience de cette manipulation politique. Les ménétriers ont bricolé et hybridé eux-mêmes leurs instruments, et ne se considéraient pas particulièrement dépositaires d’un patrimoine lié à telle ou telle contrée précisément. Pourtant, les patriotes se sont efforcés de les rattacher à des traditions bien localisées afin d’accréditer leur récupération. C’est dans un contexte opposé à celui de la Renaissance, où l’on faisait circuler les artistes, les idées, les ménétriers et leur répertoire, que l’on voit apparaître la naissance du folklore régional. La Bretagne est fière de son biniou, de sa bombarde et plus tard de sa Bécas≠sine. Le Berry défend sa cornemuse dont les récits rustiques de George Sand avaient fait l’éloge et qui ont beaucoup accentué la tendance dans cette région. Or le mouvement romantique dans le Berry se caractérisait aussi par une ouverture. George Sand a reçu Chopin ou Liszt à No≠hant. Pourtant, quand elle a écrit Les maîtres sonneurs 3 elle décrivait des joueurs de cornemuse sans y introduire la pensée novatrice des intellectuels européens. C’est finalement un roman régionaliste sans grande passion, qui est devenu un véritable outil pour des folkloristes qui voulaient valoriser la culture régionale et accréditer la thèse d’une localisation des instruments. La cornemuse transformée à la cour dès la Renaissance ne doit pas être considérée dans cette optique. Ce qui est devenu la musette de cour, de facture parisienne, n’est pas attribué à une région dont l’instrument serait censé provenir. C’était davantage le modèle de la «bergerie», et la représentation idyllique de la nature dans son ensemble, qui comptaient. On s’est attaché aux instruments qui renvoyaient l’image d’une campagne sereine et qui servaient à animer ces fêtes rustiques, indissociables de l’esprit de l’époque.

 

F.B.: Alors que ce soit du côté de la noblesse ou dans le milieu rural, l’idée que l’on se fait de l’instrument est réductible et stéréotypée, et cela de manière à étayer des idées en récupérant ces instruments. Mais ce retour à la nature vu de la capitale coïncide aussi avec la pensée philosophique de Rousseau qu’on retrouve dans la peinture de l’époque…

M.A.: On trouve là les allégories nécessaires aux pensées naturalistes où le berrichon ou le poitevin peuvent parfaitement jouer le rôle de bon sauvage.

 

F.B.: Et l’appropriation de la cornemuse participe à un facteur de revendication philosophique et même politique?

M.A.: On redécouvrira cette force d’évocation dans les luttes d’après mai 1968, accompagnées par le «mouvement folk» utilisant des instruments traditionnels ou dit traditionnels. C’est de nouveau une pensée politique qui cherche à illustrer le retour à la nature, toute aussi réductrice que l’idéologie nationaliste de l’après-guerre de 1870, bien qu’elle défende des arguments absolument contraires. Après la défaite, on a attiré les instruments traditionnels sur les terrains du patriotisme et du nationalisme. Pour être schématique, c’était une revanche impuissante, par la défense des vertus françaises et des valeurs patrimoniales dans les régions, contre l’Allemagne qui, en gagnant la guerre, avait reprit l’Alsace-Lorraine.

 

F.B.: Pour toi ces instruments traditionnels sont victimes de ces récupérations…

M.A.: Afin de reconstituer une France faite de régions spécifiques et pittoresques.

 

F.B.: Mais quelle reconnaissance avait alors ces instruments à une époque plus ancienne?

M.A.: La vielle a longtemps été liée à la plus grande pauvreté, c’était l’instrument des mendiants comme le montrent le graveur et dessinateur Jacques Callot et le peintre Georges de La Tour. La cornemuse, pour sa part, a une présence douteuse, son image est parfois associée à celle du diable ou évoque les cérémonies sataniques. Si on dispose de peu de documents, mis à part l’iconographie, pour le démontrer c’est pourtant une idée généralement admise. Le fait que la Réforme se soit durement attaquée à l’instrument laisse supposer des raisons profondes puisque la cornemuse sera exclue des cérémonies et des offices religieux. Mais il n’y a pas de faits objectifs capables d’accréditer l’idée que la cornemuse poussait à la luxure ou était directement impliquée dans des rites sataniques.

 

F.B.: Si ce n’est sa forme suggestive, sexuelle et organique, et le caractère quelque peu envoûtant de sa sonorité?

M.A.: Cette poche hérissée de tuyaux aurait pu déranger les autorités religieuses, plus vraisemblablement que le son des bourdons. Un ou plusieurs bourdons emplissent l’espace pendant toute la durée des mélodies avec un son absolument envoûtant. Au Moyen Âge déjà, on commençait à rejeter les cornemuses hors contexte des musiques savantes sans pour autant les réduire à cette image satanique. Pourtant, c’était un instrument à bourdons parmi d’autres. On peut même dire qu’à l’époque médiévale, où la musique était modale, tout l’instrumentarium était potentiellement à bourdons. Je ne comprends pas pourquoi on a repoussé la cornemuse vers une condition subalterne, puisque la règle admise ne dérangeait personne, bien au contraire. Je ne pense pas que ce soit pour le caractère envoûtant de son timbre, et surtout pas à cause des bourdons que la cornemuse a été rejetée, mais pour d’autres faits mal repérés encore de nos jours.

 

F.B.: La cornemuse est considérée comme un instrument mineur, un instrument de divertissement ou de curiosité?

M.A.: C’est un instrument en effet minoré, sauf sous Louis XIII, Louis XIV et Louis XV, avec la mode des bergeries et des fêtes champêtres, où il devient essentiel au décorum sans être considéré toutefois comme un instrument majeur. On compose de plus en plus de formes instrumentales concertantes, de «scènes champêtres 4» et des opéras-ballet. On ne trouvera pourtant que quelques rares concertos pour musette de cour ou pour vielle à roue. On se rend compte que pendant une courte période ces instruments étaient utilisés au divertissement, même s’ils étaient fort bien perfectionnés et d’une facture soignée et raffinée. Mais ils n’ont jamais été traités à égalité avec le violon ou le clavecin. À cette époque, la cornemuse est restée une distraction pour la noblesse mais s’est affirmée comme un fondement de la musique rurale en France.

 

F.B.: Tu dis que la cornemuse serait une invention qui remonte aux romains?

M.A. : Les romains eux-mêmes ont dû reprendre une matrice plus ancienne dont nous ne possédons plus de trace. Ainsi la cornemuse apparaît surtout où sont passées les légions romaines, y compris en Afrique du Nord, la troisième zone d’influence de l’empire, et en particulier en Tunisie. On la découvre encore dans certains pays qui ont connu la domination romaine comme la Roumanie, la Hongrie, la Bulgarie et la Turquie, où l’on dénombre toutes sortes de cornemuses réellement très complexes.

 

F.B.: Mais ce sont les romains qui inventèrent la poche de la cornemuse?

M.A.: C’est une opinion personnelle mais qui a beaucoup construit mon travail. C’est certainement dès l’époque romaine qu’on a pu assister à une régression du souffle donc de l’empreinte organique du musicien, de la prolongation de la voix au profit d’une machinerie. Cela s’est manifesté dans l’antiquité par l’utilisation de l’orgue, devenu portatif au Moyen Âge et qui s’est imposé finalement comme instrument d’église. En passant ainsi à l’objet portable on se rapprochait de la cornemuse, des petits soufflets, des petits tubes mais avec un clavier. On n’était pas loin en tout cas de ce que voulait représenter la cornemuse de cour dès le XVIe siècle. Tandis qu’elle se rapprochait de l’orgue, cette dernière essayait de s’enfuir et d’échapper à son essence même par une machinerie de plus en plus complexe. Comment éviter le souffle et l’implication du corps lorsque la cornemuse se trouve confrontée à ses origines? Avec les doubles clarinettes de l’antiquité assyrienne et égyptienne, l’aulos de la Grèce antique et actuellement encore avec les launeddas, le musicien souffle en continu (respiration circulaire) dans le roseau qu’il a cueilli soigneusement, qu’il a fait séché et qu’il a percé méticuleusement. On ne peut pas être plus directement en contact avec le son, il n’y a pas de poche, pas de soufflet, l’instrument fonctionne sans «mécanisme».

 

F.B.: Les launeddas sont des instruments uniquement sardes?

M.A.: C’est une famille d’instruments uniquement pratiqués dans le sud de la Sardaigne qui descend de l’aulos antique ou des doubles clarinettes phéniciennes. Quand on compare cet instrument à la cornemuse irlandaise (uilleann pipes) par exemple, qui provient de la musette de cour et qui garde tous ses attributs (soufflet, poche, clèterie, bourdon actionné par des clés), on se rend compte de la différence entre le souffle qui alimente en direct un instrument, le plus simplement possible, et la machinerie qui permet d’obtenir une sophistication maximum, non dans la culture musicale mais dans la culture purement instrumentale. On a alors de moins en moins de contacts avec le souffle vital du musicien. Dans cette cornemuse irlandaise, on évite tout contact avec la bouche. L’étreinte est d’ailleurs remplacée par une posture puisqu’on se sert non seulement des dix doigts, des avant-bras, mais aussi des coudes et des genoux. C’est vraiment un instrument mécaniquement complexe, et s’il n’a pas de clavier comme l’orgue, il faut utiliser toutes les parties du corps pour actionner toutes ces clés.

 

F.B.: Le rapport du souffle direct et vital du corps à l’instrument est donc retiré, il devient en même temps une sorte de prothèse machinique et corporelle. Comment expliques-tu ceci?

M.A.: Aux XVIIe et XVIIIe siècles, il est tout à fait indélicat et même indécent (on trouve des écrits qui le précisent) pour la noblesse et surtout pour les femmes, de gonfler une poche de cornemuse. Ainsi pour jouer cette musique il faut inventer des systèmes pour ne plus avoir à souffler en se déformant la bouche. On comprendra aisément que la noblesse qui aspire à se tourner vers la nature et à participer aux fêtes champêtres n’a pas envie d’assumer toutes les disgrâces du corps face à la cornemuse. Gonfler à la bouche une outre façonnée en peau de chien ou de chèvre, ou directement faite d’un animal dont les extrémités ont juste été ligaturées, tout cela n’était pas fait pour séduire la noblesse. Dans ces conditions, il était naturel de trouver des systèmes de remplacement que l’on peut qualifier de prothèses, tout en conservant l’idée de la cornemuse. Grâce à un soufflet sous le bras on gonfle toujours une poche, mais celle-ci est complètement ornementée, recouverte de velours ou de brocart. À la mode baroque, toutes les pièces sont tournées en ivoire et bois précieux, surchargées de marqueteries. En conservant les caractéristiques de l’instrument, poche et tubes, on a évacué ce qui évoquait l’organique, l’animal… et son aspect diabolique! J’ai étudié cette période en détail parce qu’elle me semble particulièrement intéressante pour comprendre le devenir de la cornemuse; c’est précisément l’époque où la noblesse s’en empare.

 

F.B.: En ce qui concerne les romains, on est en droit de supposer que cette démarche participe de tout un ensemble qui tend à moderniser l’antiquité et à favoriser les recherches en ingénierie et en technologie, et qu’en cela les instruments musicaux n’échapperont pas à cette avancée. Plus tardivement au XVIe siècle la fontaine de la Villa d’Este à Tivoli, avec son orgue hydraulique, représente un des plus beaux exemples de cette ingénierie…

M.A.: Dès le IIe siècle av. J.-C. l’orgue fait son apparition en Grèce puis en Égypte. À Rome, il existait un petit orgue hydraulique muni d’un clavier qui fonctionnait grâce à un mécanisme de pistons alimentant un réservoir que l’eau maintenait en pression et refoulait vers les tuyaux. Il me semble que quelque chose diffère en ce qui concerne les périodes qui ont suivi, en tout cas pour le Moyen Âge et la Renaissance. C’est la manière dont tous les pays d’Europe ont utilisé, diversifié et amalgamé ces formes musicales importées par les romains. Un monde complètement entrelacé est apparu, où se mélangeaient les cultures et les invasions. On a vu se développer un art du montage qui s’agençait avec un métissage de musique arabe, et qui faisait suite à toutes ces invasions venues de l’Est et de l’Europe centrale. Dans ce contexte, toute la mécanisation entreprise par les romains a véritablement explosée, ce qui a sans doute permis un retour à des formes plus organiques apportées par d’autres cultures. On peut même imaginer que ce rejet de la cornemuse par l’église serait lié au refus de ces aspects organiques. Même si ce ne sont que des suppositions, je constate que tout converge dans ce sens: ne plus souffler dans l’animal, limiter le contact direct avec la bouche, donner à l’instrument une image diabolique…

 

F.B.: La cornemuse est donc soupçonnée à l’époque médiévale pour son aspect organique, en cela c’est un instrument religieusement et socialement considéré comme suspect. La noblesse en s’en emparant et en la méta≠mor≠phosant à son image confère à cet instrument une nouvelle reconnaissance sociale. Mais alors que va devenir la cornemuse après la Révolution?

M.A.: La nouvelle situation ne permettait plus à tous les symboles de l’Ancien Régime de se maintenir. L’outrance symbolique du décor a été portée à son plus haut niveau pour la noblesse. La période révolutionnaire, le Consulat comme le Premier Empire, ont été accompagnés d’un retour au classicisme. On ne pouvait plus accepter des objets si clairement attachés au divertissement de la cour. C’est un instrument qui, des points de vue esthétiques et du jeu musical, a vraiment été «chantourné» pour atteindre une forme cultivée. Après les découvertes de Pompéi et d’Hercu≠la≠num, dès le début du XVIIIe siècle, l’instrument, qui porte trop de réminiscences de la période baroque, commence déjà à passer de mode. C’est un mélange rococo de style Louis XIV et de style Louis XV, un souvenir d’une époque complètement révolue. Les facteurs se sont nécessairement adaptés à une nouvelle demande qui ne pouvait plus être celle de la noblesse. Elle provenait désormais de la bourgeoisie de province, mais surtout des villages et des musiciens ruraux. C’était des gens pauvres qui jouaient pour la classe populaire, qui appartenaient à la classe populaire, et des instruments spécifiques existaient désormais pour leur usage. Des luthiers qui travaillaient auparavant pour la noblesse se sont consacrés de nouveau aux ménétriers. C’est pourquoi la forme baroque qu’avait prise l’instrument s’est estompée pour revenir à une simplicité «originelle», et par là même se «démécaniser». La cornemuse a réintégré une forme plus organique, elle n’est pas retournée à la nature mais elle s’est «réinvestie» de valeurs liées au milieu rural. Les musiciens auvergnats ou berrichons ont créé un clivage avec la capitale. Ils se sont déplacés à Paris pour ouvrir des bals musette, et «fortune faite» sont revenus s’installer dans leurs provinces.

 

F.B.: Ce qu’on appelle le «bal musette», provient du nom de la cornemuse?

M.A.: D’une forme de cornemuse, la cabrette que l’on appelait à l’époque musette, et qui a joué le «bal musette» pratiquement jusqu’à la deuxième guerre mondiale. C’était un effet marquant de l’immigration auvergnate à Paris.

 

F.B.: Là, on réintègre l’idée de régionalisme et les problématiques politiques dont nous parlions auparavant…

M.A.: Cela a commencé avec le patriotisme exacerbé qui a suivi la défaite de 1870. Il y a eu une prise de conscience des régions françaises. Les régionalistes ont entrepris de collecter des chants qui représentaient pour eux le patrimoine de leurs régions, et se sont arrêtés sur des instruments qu’ils revendiquaient comme locaux. Ils ont tenté de les préserver mais aussi d’une certaine manière de les figer. Dans cette perspective, il leur a fallu trouver des chants pas trop métissés, et des instruments pas trop bricolés. Ils ont inventorié des objets musicaux 5 qui validaient pour eux des formes pures, à l’encontre d’autres formes qu’ils définissaient comme impures. Ils leur attribuaient une origine géographique précise ce qui a facilité la naissance du folklore dans les années 1880. Cette prise de conscience des débuts repose sur une panoplie d’instruments parfaitement attribuée à des régions avec des répertoires purifiés (c’est-à-dire autorisés), qui vont servir jusqu’à nos jours à nourrir le folklore régionaliste. Ce pseudo-retour aux sources a pu servir d’autres valeurs, comme le retour à la terre dans les années 1970. Pour conclure, on peut utiliser les cornemuses pour symboliser un retour à la nature, comme accessoires des fêtes champêtres, et les nationaliser pour chanter la France. Les «folkeux» peuvent enfin faire sonner ces instruments pour accompagner des luttes antinucléaires ou antimilitaristes. C’est dire si on verra des idéologies parfaitement contradictoires s’emparer de ces instruments, et les charger pesamment d’un symbolisme «bon sauvage» dont ils se seraient certainement passé, mais qui a changé profondément la musicalité.

 

F.B.: On remarque aussi que si ces luttes sont diversifiées et multiples, elles se caractérisent communément par des formes de résistance contre un pouvoir centralisé. De même si je comprends bien, ce qui permet et facilite la récupération de ces instruments, c’est qu’ils souffrent eux-mêmes finalement de n’avoir jamais eu une véritable reconnaissance au niveau de ce pouvoir, n’ayant jamais atteint le statut d’un instrument classique. Ils restent ainsi empesés par le poids du régionalisme qui marque et encombre la cornemuse pour d’autres évolutions.

M.A.: L’instrument n’a jamais intégré l’orchestre, ne possède pratiquement pas de partition et sa tradition est restée orale. C’est pourquoi les folkloristes, pour unifier et standardiser le répertoire, ont noté de la musique pour ces instruments. Certains intellectuels régionalistes 6, suivis en particulier par un réseau d’instituteurs, ont collecté la musique, les chansons, les paroles qui représentent le premier passage par l’écrit depuis l’intérêt porté sous l’Ancien Régi≠me à la tradition régionale. Après le XVIIIe siècle, c’est la deuxième tentative en France de trouver une forme écrite à la culture orale. Plus tard, Bartók fera d’ailleurs la même chose en Hongrie; jouant lui-même de la vielle, il a enregistré des musiciens et transcrit des airs traditionnels. On assiste pratiquement à la naissance d’une discipline qu’on appelle l’ethnomusicologie, et ceci bien avant d’avoir la possibilité d’utiliser des outils mécaniques pour l’enregistrement… Il est intéressant de préciser que l’élément transmis par une culture orale va changer de statut avec l’écriture. On peut même donner une couleur politique à un instrument si on lui trouve une écriture. La cornemuse a été considérée comme un instrument imparfait perfectionné dans un premier temps par la noblesse, puis redevenu impur avant d’être «purifié» par les folkloristes. Les facteurs contemporains croient maintenant de leur devoir de le rendre juste et de le mettre au diapason afin de le valoriser…

 

F.B.: En fait la cornemuse s’est entachée de tout un ensemble de valeurs qui, selon les époques et pour des raisons diverses, n’en restent pas moins subversives ou répulsives. La singularité même de ces allers-retours d’un pouvoir à un autre lui donne un statut hybride, complexe et multiple. C’est pourquoi j’ai l’impression que c’est un instrument qui s’accordera tout de même mieux à une pensée païenne que cléricale…

M.A.: D’ailleurs à Châteauroux ce mélange est allé loin puisque le groupe folklorique «Les Gârs du Berry» (les gaulois du Berry) fut fondé par le sculpteur nationaliste Jean Baffier auquel s’est joint le pâtissier Edmond Augras. Il a utilisé vielles et cornemuses à son avantage pour faire une grande fête à Paris et promouvoir par la même occasion des biscuits de sa fabrication. C’est ainsi qu’on retrouvera côte à côte des musiciens villageois, un pâtissier, un sculpteur inventeur du style néo-gaulois, des anticléricaux, des patriotes, des nationalistes et des berrichons exilés à Paris. Personne n’est gêné de se retrouver sur le même terrain pour défendre la musique régionale. On peut constater que cette incohérence nous suit encore actuellement, comme à Saint-Chartier où se déroule un festival annuel de musique traditionnelle. On n’arrive toujours pas à comprendre en France comment cet instrument peut servir à la fois des arguments du Front National, et déplacer des milliers de «babas» de l’Europe entière. C’est bien le même instrument qui va pouvoir être retourné dans tous les sens, il est politiquement réversible… On s’accommode de la cornemuse depuis longtemps dans ce pays: d’abord le clergé qui l’utilise et la repousse pour son aspect organique et méphistophélique, ensuite la noblesse qui écrit de la musique savante de musette pour tenter de la hisser au niveau du clavecin, et enfin les avatars politiques que je viens d’énoncer. La cornemuse traîne derrière elle un passé lourd à porter, et l’on voit qu’on n’a toujours pas fini de la tirer sur tous les terrains. Dès que son origine organique gêne elle est écartée pour déployer son aspect mécanique. C’est pourquoi à l’inverse, dans mon travail plastique et dans mes sculptures, j’ai totalement rejeté sa fonction de machinerie.

 

 

 

Deuxième partie

 

La gamme sculptée de vide

Le Blouson de Madonna

Le souffle vital du musicien

Des sculptures en lampe d’Aladin

La subversion du son

Le top 50 est partout mais il reste des zones de flou sur la planète

De la cornemuse à la console de studio et du tapis ancien au tapis contemporain

Des sculptures qui se retournent comme un gant

Du visible matériel et de l’invisible immatériel

 

 

F.B.: Justement parlons maintenant de ton œuvre qui prend assise sur ces recherches. Comment réalises-tu ce passage entre ces problématiques liées à la cornemuse et la réalisation de tes sculptures? Comment en arrives-tu, par exem≠ple, à créer une pièce telle que le Blouson de Madon≠na supporté par des sons ? Comment vas-tu matérialiser cette problématique du souffle? et qu’en est-il de toute la dimension politique de ton œuvre que l’on connaît moins. Tout cela, on le constate, se greffe logiquement à ce que tu viens d’évoquer et prend sens avec l’histoire de la cornemuse, et remonte à ce que l’on pourrait appeler l’essence de ta recherche. On remarque aussi que tu es remonté à la source même de l’instrument, étant totalement insatisfait de ce qui a été fait de lui à travers l’histoire pour les raisons que tu viens d’expliquer. Mais tu agis aussi comme si tu voulais offrir à cet instrument sa véritable place dans la modernité.

M.A.: Ce que je retiens de cet instrument c’est avant tout des bourdons, des tubes, et le souffle, même s’il s’agit d’un souffle potentiel. Mais il n’y a jamais de mécanique ou d’actions mécaniques. De même, je tiens à la qualité du silence, on n’entend pas de son dans mes expositions (qui serait par exemple provoqué par des colonnes d’air vibrant dans des tuyaux et actionnées par des souffleries). On n’entend pas non plus d’enregistrements sonores qui proviendraient de dispositifs électroniques. On a surtout affaire à des corps (généralement des tubes), des mémoires de son, et non pas des objets mécaniques pour en reproduire. Maintenant la question du souffle me paraît primordiale, comme l’archétype d’instruments directement reliés à l’organisme, au souffle vital. C’est pour cette raison que je suis passé de la cornemuse avec son harnachement mécanique (la mécanisation développée à la cour de France), à un instrument sarde qui n’a pas connu cette évolution classique. Il est resté inchangé, c’est-à-dire lié au souffle continu du musicien, sans mécanisme, sans poche, sans soufflet. Sa relation à la nature ne résulte ni d’un courant ni d’une mode, on part d’un roseau que l’on apprend à cueillir et il n’y a pas besoin d’outils sophistiqués pour le réaliser. Le musicien est tenu de reprendre cette très ancienne tradition, la culture archaïque de la respiration circulaire. Il doit entretenir le son lancinant des bourdons sans l’interrompe par sa respiration. Ce que je retiens de l’instrument qui s’oppose à l’aspect mécanique que je rejette, c’est aussi une manière politique d’appréhender la cornemuse. Je désire recueillir le souffle, la liaison la plus directe du corps à la création musicale. Une autre question importante c’est la relation du pouvoir à la musique: il mécanise, parce qu’il n’est pas satisfait de la forme organique. Il a tendance à écrire et à décrypter, sous prétexte qu’il est nécessaire de mettre en mémoire et d’interpréter ces mémoires. Il décrit simplement le «complexe», et classe ce qui est par essence inclassable. Si l’on admet que l’instrument en question est lié uniquement au souffle et à la vie du musicien, un système culturel oral, on comprend que le pouvoir n’accepte pas une forme de transmission insaisissable. Il ne peut pas contrôler l’oralité qui varie en continue. Il y a bien un répertoire, mais ce répertoire est en constante variation comme un flux perpétuel…

 

F.B.: Une dynamique en flux comme les chants pygmées ou les chants caucasiens et bulgares.

M.A.: Précisément, on a un répertoire codifié en perpétuelle évolution et reformulé constamment par des variations. Les moyens de reproduction du son permettent de disposer d’enregistrements analogiques ou numériques de la voix humaine, et de tous les instruments. Mais l’écriture musicale (les partitions, les portées), ne permet pas au pouvoir de rendre compte de façon exacte de l’essence même de ces cultures. Il perçoit une certaine arrogance dans cette fluctuation indiscernable, et donc potentiellement dangereuse. Là se situe sans doute la partie la plus politique de mon travail qui provient, je le répète, de la non mécanisation et de la non reproductibilité.

 

F.B.: Comment devrons-nous interpréter l’œuvre qui s’appelle, non sans humour d’ailleurs, le Blouson de Madonna supporté par des sons ?

M.A.: C’est surtout le dessin sur le dos de Madonna dont il est question. La broderie à l’arrière du blouson reprend le symbole maçonnique gravé sur le billet de un dollar qui surmonte la devise «Novus ordo seclorum» et la date d’indépendance des États-Unis. L’ensemble est reproduit, agrandi, et devient l’image associée à Madonna pour le film Re≠cherche Susan désespérément. On retrouve cette nouvelle forme d’exploitation politique de la musique, qui vient affirmer une supériorité économique, libérale et musicale sur le monde. C’est l’hégémonie américaine qui par ses courroies de transmission financière quadrille à peu près toute la planète, sans laisser vraiment de trous. Les pygmées ou les papous, cibles perpétuelles des ethnologues, peuvent même aujourd’hui connaître Madonna!

 

F.B.: Les Beatles disaient aussi qu’ils étaient plus connus que le Christ sur terre, ce qui était d’ailleurs vrai, mais du jazz à la techno les américains sont aussi à l’origine de grandes innovations musicales. Pour en revenir à ces zones de flou, je me souviens avoir lu quelque chose ayant trait à ces trous sur la planète qui quelque part seraient le pendant inversé de ces «non-lieux» anonymes, grands centres commerciaux ou aéroports, dont parle Marc Augé 7. On aurait constaté en effet le retour de pirates dans certains territoires qui sont des mers ou des zones désertiques, et par où passent des cargaisons et des matériaux, mais où personne ne s’attarde étant donné qu’il n’y a aucun intérêt financier à y rester. Donc ces zones deviendraient des no man’s land qui permettraient au chaos de s’installer et qui échapperaient au star système comme à toute autorité, facilitant aussi de nouvelles formes de pillage…

M.A.: Les zones «couvertes», ce sont des territoires inventoriés où la culture peut s’introduire par le biais de l’économie. Mais quand il n’y a pas d’argent à prendre, il n’y a évidemment personne pour s’y introduire. Dans cette optique le Blouson de Madonna est lié au cinéma américain, au star système, à l’image de la vedette, à l’utilisation commerciale d’une musique, au top 50. La pyramide brodée sur le dos du blouson représente l’idée que l’on se faisait de la monnaie américaine au moment de sa création. C’est la figure qui a été reproduite, évidemment agrandie, puisqu’elle ne mesure que trois centimètres de diamètre sur le billet, afin de s’adapter au patron de ce costume de cinéma. Cette forme composée d’un trapèze surmonté d’un triangle me sert de référent géométrique pour produire une partition de sept notes. C’est le principe que j’appliquais à des grandes pyramides pour obtenir avec des roseaux sardes soit sept notes directement issues des mesures du motif (l’élévation de toutes les cotes du dessin qui deviennent des sons), soit le contraire, c’est-à-dire une gamme de sept notes diatoniques qui déterminent les sept côtés du motif. Les surfaces changent parce que les longueurs ne respectent plus les arêtes du dessin original mais décrivent une gamme diatonique. Dans cette seconde version la pyramide est déformée.

 

F.B.: En même temps ce blouson est mis en rapport avec des roseaux qui proviennent de Sardaigne, affirmant ainsi un second discours sur l’objet, ou sur l’œuvre, ou sur une culture si tu préfères. Mais en faveur de quoi choisis-tu la longueur d’une note, et en fonction de quoi s’effectue cette distorsion des formes?

M.A.: Dans un cas la pyramide est soumise aux lois des sons, dans l’autre on pourrait affirmer l’inverse, que les sons sont soumis aux lois de la pyramide, qu’ils calquent exactement les mesures de ses faces préexistantes. Concernant le Blouson de Madonna, les sept sons sont les faces que le costumier a donné au motif dans le contexte du film. Si les dimensions de la pyramide ont subi une adaptation pour se plier aux mensurations de l’héroïne, j’ai utilisé les mesures indexées à celles du blouson pour obtenir une nouvelle partition. Ce n’est pas une déformation de la pyramide par le son, mais une déformation du son par la pyramide qui était sur le dos du blouson. On a bien là une représentation stéréométrique moulée au corps, c’est-à-dire une pyramide qui dépend des mesures du corps et un objet purement géométrique qui dévoile la partition.

 

F.B.: C’est-à-dire que théoriquement tu suggères des codifications nouvelles quant à l’interprétation que l’on accorde aux formes, du moins en ce qui les détermine, comme si on avait oublié que les formes validaient un savoir particulier…

M.A.: C’est une recherche tout à fait singulière, c’est essentiellement l’univers sonore qui détermine des formes. Les sons ne changent pas parce que la pyramide est sur le dos de Madonna, ils changent lorsque la pyramide change de proportion. La liaison du son à la forme est construite à l’aide d’une table de conversion, mais tient compte aussi de la réalité iconographique des objets.

Les «objets porteurs» à l’origine des partitions peuvent être diversifiés. Ils ont un fort pouvoir de représentation. On retrouve les questions qui m’intéressent avec les tapis afghans. Ces tapis ne sont pas eux-mêmes porteurs d’un message politique, ils ne sont objectivement que les témoins d’une technique de fabrication et de la mémoire qui hante cette fabrication. On peut y ajouter une lecture événementielle et politique qui correspond à l’histoire récente dramatique de l’Afghanistan (comme les représentations de chars russes, d’hélicoptères, de «mig», de roquettes, de kalachnikovs ou de grenades) mais il ne faut pas occulter les racines véritables qui ont permis le transport de cette mémoire, précisément ce savoir-faire, la technique du tissage 8. Ce qu’on doit voir en filigrane, et ce qu’on peut retenir, c’est l’importance du commanditaire. De la même façon, pour certains instruments de musique on peut presque remonter à la préhistoire, la forme actuelle étant directement liée à leur fonction originelle. Ce n’est pas le cas pour la cornemuse dont les métamorphoses successives ne rendent compte que de la complexité de son histoire. La forme accumulative de l’instrument, mais aussi la stratification du son, témoignent de son statut politique. L’univers musical est toujours dénaturé par les appropriations politiques. On pourrait penser que les instruments sardes échappent à ces déviances puisque le roseau est cueilli de la même manière aujourd’hui qu’il le fut dans un passé très lointain, et que son répertoire semble fidèle à ce qu’il a toujours été. Or il n’en n’est rien, il subit aussi les distorsions du temps (le temps des générations humaines), cependant de manière moins sensible que la cornemuse. Tout ce qui paraît immuable, ou que la tradition folklorique revendique comme inaltérable, est en perpétuelle réformation, même les launeddas qui ont une origine antique ou les tapis qui semblent issus de cultures ancestrales. Ce que j’affirme dans la confrontation de ces modèles, c’est précisément qu’ils n’ont pas le caractère archaïque qu’on se plaît à leur accorder. Étant en constante transformation, leur état contemporain n’est qu’une étape passagère de leur évolution.

 

F.B.: Tu veux dire qu’en musique rien ne se fige et tout se transforme et ce sont les univers social, culturel et politique qui déterminent la forme de ces objets. En ce qui concerne les instruments musicaux, même le son pâti de son environnement, et cela quelle que soit l’origine temporelle de l’instrument. À la rigueur, selon toi, une console de studio pour la rave ou pour la techno doit aussi constamment s’adapter, sinon anticiper sa propre technologie qui répond aussi à la demande de son environnement?

M.A.: Sans vouloir défendre une sorte de principe d’équivalence simplificateur: cornemuse égale console de studio, et tapis ancien égal tapis contemporain, pour tous ces objets et ces univers musicaux il n’existe aucune forme d’exception qui se soit maintenue dans un état archaïque inchangé. Les techniques et les savoir-faire qui n’ont pas connu d’adaptation ont été abandonnés.

 

F.B.: Tu refuses toute facilité de séduction dans ton œuvre: pas de sons audibles, un minimum de forme et des formes de préférence géométriques, pas d’éléments ou d’attributs inutiles qui pourraient faciliter l’accès à la connaissance de l’œuvre. Tu te consacres pleinement à cette problématique d’immatérialité du souffle en continu, et du rapport étroit qui associe le son à la forme. Je me souviens même d’une pièce que tu avais enterrée dans le sol qui enserrait des notes dans du béton, et dont il ne restait de visible que sa trace planimétrique 9. C’était un moulage de son en référence à la scène de la fonte de la cloche dans le film Andreï Roublev de Tarkovski. Comment dire… tes sculptures évoquent parfois des tombes qui abriteraient des âmes vivantes. Tu retiens un souffle organique qui ne pourra jamais être reproduit par des machines, et que tu parviendrais seul à saisir, ayant trouvé le modus operandi qui con≠vient. Tu fabriques dans ce sens, serais-je tenté de dire, tes lampes d’Aladin. Mieux encore, et ce qui paraît incroya≠ble, tu parviens même à révéler la forme première du souffle et du son. Là, c’est vraiment étonnant, tu trouves le moyen de donner des formes à ce qu’il y a de plus immatériel, au timbre même du son, et j’ai l’impression qu’il suffirait de frotter ou de souffler plus précisément dans une de tes sculptures, pour qu’un souffle qui serait un son resurgisse du lointain…

M.A.: Ce que tu évoques là, c’est le principe même de la création de son sans forme physique visuelle qui représente actuellement la clé de voûte de mon travail plastique. Je cherche à créer des sons sans «enveloppe», ou avec comme seul étui une forme immatérielle. Dans ce que je réalise, le son, à l’origine du phénomène acoustique, est provoqué par une anche battante qui fait vibrer une colonne d’air. Pour moi la sculpture c’est la colonne d’air, non pas son contenant. L’enveloppe met en évidence une autre sculpture invisible par rapport à la conception classique du volume. C’est une forme pleine d’air donc «vide», c’est un élément évidé.

 

F.B.: Des objets qui enferment des vides invisibles dans des fourreaux visibles.

M.A.: Peut-être peut-on appeler cela des fourreaux. La sculpture Moulage: vingt sons, 1988, qui était à Beaubourg dans l’exposition L’Empreinte 10 présentait le contenant. C’est une pièce assez emblématique composée de quatre bacs en Bakélite remplis de plâtre, qui lui-même était rempli de sons. On peut dire que ces bacs moulent des vides, des colonnes d’air. Et c’est bien un tube d’air, la sculpture sonore, comme l’avait écrit très justement Éric Troncy 11, qui vibre. S’il y a sculpture sonore, elle se situe de ce côté-là, et non pas dans l’apparence du bac de plâtre.

 

F.B.: Tu veux dire qu’elle peut réellement vibrer si on souffle dedans?

M.A.: Elle vibre parce qu’elle est munie d’une anche et par la pression du souffle elle excite le vide qui siège à l’intérieur du plâtre.

 

F.B.: C’est donc un son en rétention, en attente.

M.A.: C’est un vide aux dimensions très précises, comme toute sculpture d’ailleurs qui met en relation l’exactitude de sa conception avec une précision formelle.

 

F.B.: Et comment obtiens-tu ces vides? Qu’est ce qui va donner leurs formes et leurs dimensions à ces vides?

M.A.: Ce sont directement les moulages des intérieurs de roseaux. J’ai pris les empreintes des étalons de cannes de Sardaigne qui m’ont permis d’obtenir tous les demi-tons sur trois octaves.

F.B.: C’est donc un retournement de formes existantes.

M.A.: Les formes sont retournées comme un gant. Le vide intérieur d’un roseau est moulé à la cire. On obtient un tube de cire plein. L’étui de roseau est enlevé et la cire est mise dans du béton ou dans du plâtre. Après une cuisson la cire disparaît laissant place à un vide, l’empreinte intérieure du roseau, qui correspond exactement à la «forme sonore» de la canne. C’est tout simplement le principe du moulage à la cire perdue.Il révèle la présence et le rôle de l’intérieur mis en vibration qu’on ne voit jamais dans un tube, et cela même si la paroi est en verre.

 

F.B.: Alors, c’est l’intérieur de la canne qui fait vibrer les sons?

M.A.: Qui est le son, ce n’est pas la canne qui vibre. Nous avons souvent un sujet de mésentente ou de mauvaise compréhension de ce que représente la «sculpture sonore». La table d’harmonie en épicéa d’un violon produit du son parce qu’elle vibre, mais le roseau muni d’une anche lui ne vibre pas, c’est l’air contenu à l’intérieur qui vibre quand on souffle. Le tube, défini par sa section et sa longueur détermine un son. Pour moi la sculpture sonore c’est cet intérieur qu’on ne voit jamais. C’est l’onde qui importe, puisque c’est le moment où l’on passe de l’inanimé au vivant; le souffle du musicien ou de la personne qui l’actionne, qui n’est pas forcément musicien. À partir de cet élément matériel formé d’air qui peut être mis en vibration, je fabrique une infinité de contenants. Ces formes enveloppantes comme le Blouson de Madonna, comme le Corselet ou les Gilets pare-balles, emprisonnent le son, ont un rapport au corps et épousent sa morphologie. Elles peuvent aussi devenir des outils comme les Pelles, ou encore plus simplement prendre la géométrie d’un bac de plâtre qui renferme les sons. Pourtant ni le carré ni le rectangle n’ont de rapport géométrique direct avec l’intérieur organique d’un roseau. Ce sont des structures visuellement désolidarisées de cette colonne d’air vibrant et qui ne sera jamais visible. C’est sur l’enveloppe que vont se porter des projets plus politiques, parce qu’elle fait exister la cornemuse comme tous les autres instruments à anches sans rapport direct avec les sons produits.

 

 

 

Troisième partie

 

Les expérimentations numériques

Comment supprimer l’enveloppe

Le son pur est une utopie

La roulette de casino et ses correspondances au son

Le hasard

Des recherches avec l’IRCAM

La cornemuse à l’aise dans la techno

Objets mathématiques et objets continus

Danse de couple et danse de groupe

Une œuvre qui décloisonne

Et puis après on verra…

 

 

F.B.: Maintenant passons à une autre dimension de ton travail, qui représente sans doute la part la plus expérimentale, la plus pointue, et la plus projetée vers l’avenir. L’enveloppe de tes sculptures fut longtemps indispensable pour accorder une existence visible au son. Mais tu estimes aujourd’hui, avec les avancées de la nouvelle technologie et du numérique, que l’on pourrait s’en délivrer. De même que la musique techno s’est libérée de l’instrument musical…

M.A.: On en vient à ce projet que je poursuis depuis quelques années, et qui pourrait permettre par modélisation de supprimer l’enveloppe, ce qui est déjà possible dans certains cas. En créant des simulations numériques on obtient des contenants mathématiques qui n’ont aucune esthétique particulière. Elles portent par définition un projet politique complètement différent, qui est le passage à un monde numérique. Un objet numérisé n’aurait plus besoin de carapace matérielle, de matière même. Quand je dis que ma sculpture est matérielle, sans vibration elle n’existe pas, cela n’implique pas qu’il s’agisse d’une sculpture sonore. La sculpture sonore n’est pas matérielle parce qu’elle est enfermée dans la cire, le plâtre, le béton ou le kevlar mais uniquement parce qu’elle est faite de molécules d’air mises en vibration. Par contre pour une modélisation, ce sont des simulations mathématiques mises en vibration de colonnes d’air totalement dématérialisées. Une partie indispensable du système reste analogique puisque des pièces mécaniques vibrent, comme dans le cas d’un son qui sort d’un haut parleur, mais ce n’est pas la colonne d’air qui est purement mathématique. L’ordinateur fait entendre le son des modélisations d’objets existants, par exemple en roseau, en cire ou en bois.

 

F.B.: En fait tu parles d’un son qui se verrait émancipé de tout, sans ses oripeaux ornementaux, sans ses symboliques plus ou moins inventées, sans la panoplie de ses apparences visibles et matérielles; un son qui se serait libéré de toutes ses contingences historiques et humaines?

M.A.: Le son débarrassé de l’histoire, qui n’existerait que par la connaissance de son modèle mathématique est une illusion totale. Ainsi, je ne peux pas étudier longuement les influences et l’histoire de la cornemuse ou des launeddas et penser sérieusement qu’il existera un son qui serait uniquement issu d’un modèle mathématique. C’est évidemment une chimère. La matière sonore vient de la mémoire. Si l’on produit des modèles physiques, ce qu’on fait à l’IRCAM en ce moment, on les développe d’après une culture musicale qui a précédé. Ces modèles figurent le réel des objets physiques existants, dont la cornemuse dans ce cas précis.

 

F.B.: Le son serait toujours porteur de mémoire humaine?

M.A.: Absolument… d’histoires, de savoir-faire, et de questions politiques.

 

F.B.: Donc pour toi l’idée d’un son pur n’existe pas, mais on peut toujours tâtonner et essayer de le trouver?

M.A.: C’est une utopie. On peut toujours tendre vers cet objectif; déjà savoir ce qu’est le son sans la matérialité de la colonne d’air, des anches, du tube; mais le son numérique sans histoire, complètement déchargé de l’existence matérielle qui l’aurait précédé, semble être de l’ordre de l’idéalisation. Cependant on peut tout de même se diriger vers ce dessein comme vers un but, mais pas d’un seul coup, et pas uniquement par la recherche mathématique. Le travail plastique reste indispensable, au moins par le dessin et par la construction. Parce que ces modèles mathématiques ne peuvent pas aboutir s’il n’y a pas d’objets à étudier.

 

F.B.: À partir de là on retrouve d’autres applications de ton travail comme l’utilisation du principe de la roulette de casino, principe qui permet à l’incrustation des sons de rejoindre les méthodes de la marqueterie. Là, tu fais appel à d’autres paramètres et en particulier au hasard lié au jeu, c’est-à-dire des règles mathématiques troublantes et fascinantes qui expliquent le phénomène des probabilités et de la chance.

M.A.: Je choisis les jeux de hasard lorsqu’ils ont pour fonction de dématérialiser les solides ou les gestes, et de les faire rentrer dans un monde qui est davantage celui du nombre. Mais comme on parle de son pur et non plus d’acoustique musicale, cela reste une interprétation artistique. Avec la roulette je combine les launeddas, et il est nécessaire pour éclairer ce travail de présenter l’organologie de cet instrument sarde et particulièrement le système des mankosa manna et mankosedda (mains gauche et droite 12). On peut faire naître les «sonates» avec simplement deux roseaux et ses deux mains. On a déjà parlé du souffle et du roseau mais avant tout il y a les deux mains, indissociables de l’idée de polyphonie. On y retrouve l’univers unique du musicien capable qui joue en engageant son corps totalement. Il alimente sans interruption, en respiration circulaire, l’instrument qu’il s’est le plus souvent fabriqué avec une grande économie de moyens. Puis, le dialogue s’engage entre les mains. De 1985 à 1992, j’ai analysé avec l’aide des grands maîtres des launeddas l’ensemble des structures pentacordales à l’origine de cette polyphonie et nous avons défini quels types de gammes sont attribués à la main droite et à la main gauche. J’ai transposé les combinaisons obtenues dans les domaines du dessin et de la sculpture. La roulette utilise les combinatoires de cette musique adaptées à un jeu d’argent. Un système parfaitement réfléchi, la transcription fidèle de cette culture musicale devient un moteur de hasard quand il est introduit dans le monde du jeu. Avec les descriptions dessinées des modèles musicaux qui construisent cette polyphonie, j’ai conçu un jeu de casino à l’aide de la roulette, capable de produire du hasard de manière parfaite.

 

F.B.: Elle a d’ailleurs été étudiée pour ça, pour être parfaite et ne pas être influencée par des contingences humaines. Mais le hasard répond aussi à des règles mathématiques, entre faits et prévisions il y avait l’espace du calcul des probabilités qui engendra par la suite la science des statistiques. Les dés offrent aussi un champ de probabilités qui correspond aux nombres de figures polyphoniques sardes, puisqu’avec deux dés il existe 36 combinaisons possibles?

M.A.: Avec les dés il manque malheureusement une correspondance, par contre en utilisant le rapport étroit entre les 37 figures pentacordales et la roulette française (du chiffre 0 au nombre 36 ), j’ai créé une analogie entre un fait musical empirique en Sardaigne et la roulette, une entité mathématique servant à produire du hasard. On peut utiliser les 37 cases et faire varier toutes les combinaisons de la roulette pour augmenter presque infiniment la polyphonie sarde, qui est limitée et minorée, mais qui a sa logique et une précision implacable. Le musicien traditionnel ne peut pas combiner librement les mains droites et les mains gauches, alors que la roulette les assemble de manière aléatoire, les unes après les autres, et associe ainsi de nouvelles échelles musicales.

 

F.B.: Mais revenons, si tu le veux bien, à la recherche que tu mènes à partir de la cornemuse, et à la reproduction des sons numériques que tu réalises avec l’IRCAM.

M.A.: Ce qui m’intéresse le plus en ce moment ne produit pas d’objets, et pour cause puisque ça n’implique que des états de recherche. De plus ce n’est pas moi qui peux vraiment les traiter n’étant ni mathématicien ni physicien. Ces états de recherche aboutissent à une manière mathématique de décrire le réel, la colonne d’air qui vibre. Je parle des sons produits et de ce qu’on peut créer avec ces sons. J’essaye de remplacer les matériaux qui constituaient jusqu’à présent mes sculptures par des simulations, autrement dit par le nombre et par des algorithmes. Je m’efforce de trouver une non-matière mathématique capable de se substituer à la cire, au plâtre ou au béton. Le son était jusqu’à présent littéralement gravé ou incrusté dans ces matériaux 13. Des approximations finies n’ont cependant jamais la finesse et la précision de leurs modèles analogiques continus dans lesquels on peut pénétrer à l’infini. Il y a un moment où l’on butte forcément sur le nombre. On ne peut pas en rajouter indéfiniment, c’est la définition de la discrétisation. Ce n’est que l’approche imparfaite du monde réel qui ne sera jamais équivalente aux analogies pratiquées en sculpture. J’obtiens autre chose, des modèles physiques (si l’on réussit à en développer de satisfaisants), qu’il faudra envisager de manipuler d’une manière spécifique. C’est-à-dire trouver dans quel champ ils vont réagir, en utilisant ma précédente expérience de la sculpture et des sons (dans les expositions ou en exploitant le support offert par le disque). Mais je pense que ces modélisations peuvent créer un champ d’application complètement différent d’une exposition ou de ce qu’on peut voir actuellement dans un musée, et qui soit autre part, du côté de l’interprétation.

 

F.B.: Mais quels usages voudrais-tu donner à ces objets mathématiques?

M.A.: Chaque fois que sont trouvées des applications pour des modèles physiques, elles prennent des directions que l’on n’imagine guère à l’origine. C’est une des grandes différences entre des modélisations et des corps solides. De nos jours, on a peu de chance de voir partir des sculptures ailleurs et de leur trouver un autre usage ou fonction d’usage. Mais les œuvres restent, qu’on verra encore exposées et éventuellement achetées, alors que les modélisations vont trouver des applications nouvelles. Il y a certainement des perspectives beaucoup plus grandes pour des descriptions mathématiques que pour des formes matérielles, c’est une manière nouvelle de penser la cornemuse. Je ne veux pas dire que la matérialité doit disparaître pour qu’elle puisse se renouveler, mais il faut l’imaginer capable d’invention physique et non pas seulement d’une actualisation d’enveloppe. Les instruments pour le moment n’ont eu droit qu’à des transformations superficielles de décor. Même si certains d’entre eux ont survécu et qu’ils ont encore une actualité, ils n’en sont pas moins, la plupart du temps, tirés et aimantés vers le passé par le folklore ou ses dérivés.

F.B.: Ou rapportés à la tradition…

M.A.: Dans le meilleurs des cas à la tradition…

 

F.B.: Entre la tradition et sa vulgarisation…

M.A.: Très souvent se sont des arguments traditionnels, mal compris, qu’on peut retourner politiquement comme un gant. Je pense que l’instrument ne doit plus être réfléchi comme tel. La guitare par exemple est passée par l’amplification électrique, pour devenir enfin complètement électrifiée (sa construction ne prenant plus en compte la caisse de résonance). Le clavier du piano a été retenu pour gérer maintenant toutes sortes d’informations musicales comme le système Midi. Actuellement, la cornemuse est laissée pour compte, d’ailleurs cela a toujours été. Elle est considérée comme un instrument folklorique, anecdotique, qui pose toujours autant de problèmes, ambiguë et chargée de connotations sexuelles, on ne peut pas imaginer qu’elle puisse avoir un jour prochain une fonction dominante.

 

F.B.: Du moins tant que la cornemuse sera liée à ces formes et à ces matériaux…

M.A.: C’est un instrument particulièrement intéressant à traiter de manière numérique et qui doit passer par d’autres réflexions, car il est porteur aussi de richesses sonores et d’une grande musicalité. C’est par un travail sur les modèles physiques qu’on trouvera des solutions pour une nouvelle approche de son timbre et de sa matière sonore, et qu’on redéfinira cet instrument dans l’avenir.

 

F.B.: C’est-à-dire trouver de nouveaux champs d’application au son de cet instrument, comme d’ailleurs quelques DJs l’ont déjà un peu expérimenté avec certaines formes de techno. Le chanteur breton Denez Prigent travaille bien dans ce sens, mais, et c’est dommage, encore enraciné au folk, avec orgue Hammond et synthés, en utilisant autant le biniou bras et le biniou kozh, que la bombarde et la harpe celtique. On parlait d’ailleurs de ces instruments à bourdon qui fonctionnent en souffle continu et en spirales lancinantes et sensuelles: ils pourraient en effet jouer un rôle majeur avec des formes de transmusique qui s’appuient aussi sur des règles mélodieuses mathématiques. C’est d’ailleurs peut-être pour les mêmes raisons que pour la cornemuse, que la techno a longtemps collé à une image sulfureuse, et qu’elle a été mise à mal une dizaine d’années par toutes les formes actuelles de pouvoir, la télévision, la presse, les médias et les politiques, avant qu’elle ne soit acceptée et devienne commerciale aussi. Autre point en commun avec la cornemuse, c’est sa con≠ception globale par rapport à la danse. C’est un instrument qui amène et mène à la danse collective, avec des danses qui aujourd’hui sont sans doute plus proches de ces fêtes païennes du Moyen Âge, au caractère plus «festif», plus communautaire, plus lié à la reconnaissance du groupe, et plus libertin que cela ne le fut avec la danse de couple.

M.A.: La cornemuse procure un envoûtement qui s’appliquerait à merveille à une forme contemporaine, électronique et collective, comme d’autres instruments que l’on joue avec le souffle continu: les launeddas ou le shahnaï 14, hautbois de l’Inde du nord. Il s’agit principalement de danse collective et non plus de la danse par couple, qui a fait naître une orchestration, puis une forme musicale particulière. On constate que le bal musette qui a apporté un renouvellement de l’expression corporelle après la première guerre mondiale, et les danses de couple en général, tendent à disparaître pour laisser place à une forme collective.

 

F.B.: À l’origine la cornemuse animait bien des danses collectives?

M.A.: C’est ce que nous pouvons déduire en étudiant son répertoire ancien, mais j’ai donné des descriptions superficielles. Des instruments particuliers servaient pour l’office religieux, des traditions se sont développées en milieu rural, d’autres en milieu urbain. Il n’existe pas un modèle diffusé sur la planète ou même en Europe qui pourrait couvrir tous les répertoires. On maintient des usages particuliers, militaires ou religieux, mais en général la cornemuse était conçue pour mener la danse, et cette danse était essentiellement collective, ceci jusqu’à l’apparition du bal musette à Paris. Si la cornemuse a pu s’adapter à la danse par couple, et même à la musique orchestrale des petites formations, il faut maintenant fabriquer des instruments qui permettent le développement de nouvelles formes musicales. Les périodes précédentes n’ont pas affronté ce problème. Au départ, c’était un instrument soliste au son lancinant, envoûtant, propice à cet état de transe si nécessaire à la danse collective. Il serait donc tout à fait logique que la musique des cornemuses puisse retrouver une place essentielle dans des formes contemporaines. De plus il existe avec la techno un autre point commun extrêmement important: c’est une forme musicale fondamentalement basée sur le rythme continu et non pas sur l’harmonie, ce qui nécessite un art du montage. C’est cette continuité en relation d’affinité avec le flux ininterrompu des bourdons qui engage à expérimenter la matière sonore de ce côté-ci. Personnellement, je suis tout à fait ouvert à ce type de recherche qui sous-entend que le son de ces instruments sera en osmose avec le support qui va l’accueillir.

 

F.B.: En définitive ton œuvre est une invitation au décloisonnement des disciplines et des registres artistiques.

M.A.: Je propose que l’on décloisonne ce que l’on a l’habitude de classifier en musique, en y mêlant les arts visuels, mais pas dans un but de «convivialité» qui est une notion que je réfute. Il existe tout un potentiel que je m’efforce par mes recherches de mettre en activité. Mais je reste aussi vigilant quant aux possibilités concernant plus directement la musique contemporaine, où je découvre des champs d’application et des méthodes de travail. Pour l’instant, j’observe et j’expérimente: est-ce que ce sont des sculptures mémoire de bruit? des installations silencieuses? des environnements projetant le son dans l’espace? s’agit-t-il de musique dont un compositeur peut s’emparer? Existe-t-il un monde de sons purs créés par des modèles numériques? Ce qui est certain c’est que nous avons là un univers d’opportunités à saisir pour repenser les nouvelles technologies avec la connaissance des formes archaïques. Je ne peux pas dire que j’ai un but précis, pas un en tous les cas que je puisse nommer. Je conçois des enveloppes pensées par l’intérieur et en tant qu’objet unique. J’envisage la conception d’outils de production qui pourraient beaucoup m’aider dans l’avenir•

 

1- «Les launeddas sont de très anciens instruments de musique encore présents dans le sud de la Sardaigne. Ils sont constitués de trois tubes de roseau munis d’anches simples: deux courtes cannes mélodiques percées chacune de cinq trous rectangulaires définissent un pentacorde, un long bourdon émet une note stable qui détermine la tonalité de l’instrument. Ces trois tuyaux sont joués simultanément, et la sonate est développée polyphoniquement sans interruption grâce à la technique du souffle continu. Les deux échelles pentacordales jouées par les mains gauche et droite définissent une famille de launeddas (un concertu) qui peut se construire dans plusieurs tonalités, la sonate exécutée étant transposée sans modification formelle.» Michel Aubry, Salon de musique et salle de billard, Journal de voyage - vies parallèles, VI - n° 13-14, Villa Médicis, Rome, 1993.

2- Par exemple: Magnificences qui se doibvent faire aux nopces de Monsieur le Duc de Joyeuse, en septembre et octobre 1581.

3- George Sand, Les maîtres sonneurs, première publication1853.

4- Par exemple: Sérénade ou concert, Airs champêtres de Michel Pignolet de Montéclair, Paris, 1697.

5- Terme popularisé par Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux, 1966.

6- Comme par exemple à Châteauroux Emile Barbillat et Laurian Touraine qui publièrent en 1930 Chansons populaires dans le Bas-Berry.

7- Marc Augé, Non-lieux, Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Le Seuil, Paris 1992.

8- Cf. Remo Guidieri / Michel Aubry, Symétrie de guerre, Ed. Ste Opportune, Bruxelles, et Galerie J-F Dumont, Bordeaux, 1997.

9- Fortification en principe musical, 1989, ciment cuit, 290 x 260 cm.

10- L’Empreinte, Centre Georges Pompidou, Paris 1997. Catalogue de l’exposition: Georges Didi-Huberman.

11- Éric Troncy, catalogue Michel Aubry, Ed. Galerie Jean-François Dumont, Bordeaux, 1989.

12- Cf. Remo Guidieri / Michel Aubry, «Partition», Symétrie de guerre, Ed. Ste Opportune, Bruxelles et Galerie J-F Dumont, Bordeaux, 1997, pp. 96-103.

13- Par exemple: Marqueterie: les instruments sardes, 1987, cire d’abeilles, plaquettes d’ivoire, 5 anches, 100 x 100 cm.

14- Shana ou shahnaï (mot persan, flûte de roi) Hautbois d’origine populaire utilisé dans la musique savante indoue.

 




Haut de page
ici