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Elisabeth Wetterwald index

Fiorenza Menini


Les vidéos de Fiorenza Menini font figure d’ovnis planant mystérieusement au-dessus du champ de l’art contemporain. Découverte il y a deux ans à la galerie Yvon Lambert, avec Résistance au Rohypnol, l’artiste revient cette année avec de nouvelles vidéos, tout aussi étranges.

Pour réaliser ces vidéos, l’artiste a jeté son dévolu sur trois personnages masculins (Olivier Rambeaux, Gogo Dancer, Kevin Jean, mannequin célèbre, et Nathan Wallace, skieur de haute voltige), et les a invités à expérimenter, avec elle et sa caméra, des situations qui ont la curieuse particularité d’être à la fois quasiment dénuées d’événements et presque insoutenables (pour les acteurs comme pour les spectateurs). Elle a demandé à Olivier Rambeaux, dont on sait, par la notice qui accompagne la vidéo, qu’il est acteur dans des films pornographiques, Gogo Dancer la nuit et animateur sportif le jour, d’ingurgiter une surdose de Rohypnol (un des somnifères les plus puissants), puis de lutter contre le sommeil, devant la caméra, pendant une heure et demi. Elle a prié Kevin Jean, mannequin en vogue du moment, de sourire pendant quarante minutes face à l’objectif. Elle a proposé à Nathan Wallace qui, de par son activité, est amené à risquer sa vie presque chaque jour, de rester immobile pendant une heure, en lisant un livre. Placées sous le signe de la résistance (Résistance au Rohypnol, Mon plus long sourire et Resistance au réel), ces expériences tiennent à la fois de la torture douce et de l’hypnose. Si chacun est en effet invité à dépasser ses propres limites sous l’injonction de l’artiste, il semble que peu à peu, la volonté abdique tandis qu’apparaît une sensation d’envoûtement : par-delà l’incongruité et l’inconfort de la situation, le corps et l’esprit vont se résoudre et se soumettre à ce nouvel état, qui n’est sans doute pas loin de l’hallucination. Les notices précisent d’ailleurs que Nathan Wallace est sorti de son heure de lecture “ épuisé et très désorienté ”, qu’Olivier Rambeaux est “ tombé dans un état hypnotique profond pendant plusieurs heures ” et que Kevin Jean a évoqué, au sortir de la séance, un “ sentiment transcendantal ”.

Résister ; se mettre à l’épreuve, tout aussi bien. Curieusement, les propositions que l’artiste soumet à ses acteurs apparaissent comme des nécessités. Tout est déjà là, le scénario est en germe dans chacune de leur personnalité ; il suffira, sur le mode de l’empathie, d’exploiter l’énergie, de la pousser jusqu’aux limites, et d’assister ensuite, comme en direct et sans filet, à la lutte entre la conscience et ce qui lui est imposé, entre les penchants naturels de l’individu et les injonctions artificielles. Tout le travail de l’artiste est de déceler des fissures, et de les élargir, de les étirer, jusqu'à ce que l’image initiale se casse. Comme dans Crossing Fade, autre vidéo qui montre un fondu enchaîné sur un paysage de montagne, ralenti et étiré sur une heure, il s’agit de constater le passage d’un état à un autre, mais de façon quasiment imperceptible ; de tenter de voir, en quelque sorte, ce qui se passe quand, a priori, il ne se passe rien.

Les vidéos de Fiorenza Menini sont de l’ordre du métaphysique dans le sens le plus strict du mot : ce qui outrepasse le simple physique. Elles relèvent tout aussi bien du sublime, si on comprend le terme, à la suite de Schelling, comme ce qui “ devrait rester secret, voilé, et qui se manifeste ”. Curieux mélange d’horreur et de plaisir, ces images relèvent, en effet, à la fois d’une énergie vitale et d’une pulsion mortifère. L’artiste retourne les évidences : le neuroleptique, qui a habituellement pour fonction de soulager, apparaît ici comme ce contre quoi on lutte ; le sourire, par essence furtif, code de la vie sociale, est ici, non seulement solitaire, mais en plus, anormalement étiré, déshumanisé, en quelque sorte : il perd toute vocation à la communication pour devenir un inquiétant rictus. La lecture, enfin, habituellement considérée comme un moment de détente et de plaisir, apparaît ici, sinon comme une torture, du moins comme une expérience pénible et laborieuse.

Les personnages que Fiorenza Menini met en scène sont des autistes. Ils se trouvent dans un espace définitivement non relationnel, dans une absence de confrontation avec le monde. Leurs gestes ne sont pas tournés vers l’extérieur ; ils ne sont pas plus dans l’action qu’en attente d’un devenir. Aucune réelle manifestation d’existence dans ces images. Et c’est sans doute cela qui les rend fascinantes. Alors qu’aujourd’hui il est de bon ton de communiquer, d’encourager le dialogue entre l’oeuvre et le spectateur, de faire de l’art “ relationnel ”, “ participatif ”, “ interactif ”, voire “ rhyzomique ”, Fiorenza Menini nous fait tout au plus éprouver le sentiment de l’attente pure : une attente tournée vers rien d’autre qu’elle-même, sans dialectique. On peut aussi imaginer que ces images muettes et “ improductives ” viennent interpeller le spectateur en attirant son attention sur les raisons de sa présence. Que cherche-t-il, que vient-il trouver, qu’attend-il ? A la fois fixes et mobiles, ces portraits ont la curieuse capacité de se présenter à la fois comme des icônes modernes, que l’on pourrait contempler, et comme des objets inassignables, sortes d’énigmes presque surnaturelles qui viendraient déranger le cour des choses, créer un temps autre, et nous forcer à remettre en question nos modes d’appréhension et de perception de l’image.

Galerie Yvon Lambert - Paris
3 février - 10 mars 2001



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